ACTE 1er

SCENE I

DON MANOLETE, DON JUAN, DONA CARMEN, DON PEDRO, DONA SILVIA, Dames et gentilshommes.

 

Don Manolete

Don Juan, pourquoi errez-vous ainsi à travers la pièce, tantôt regardant par la fenêtre, tantôt vous enfermant dans vos pensées au lieu de festoyer avec nous. Elle n'était pas réussie cette fête que nous vous avons offerte ? Ces femmes sont les plus belles de la ville.

 

Don Juan

Hier soir, elles étaient belles. Elle est toujours belle la femme qu'on désire. Maintenant c'est un matin de plus, un jour de plus qu'il va falloir vivre. De sa lueur blanche il ternit déjà la beauté de ces femmes, il salit ce festin que les cierges n'éclairent plus.

 

Don Manolete

Écoutez nos amis, ils sont plus joyeux que vous. Nous vous croyions un meilleur compagnon. Comment, c'est vous dont les frasques émeuvent l'inquisition ? Vous êtes grave comme un moine.

 

Don Juan

Vous les trouvez drôles nos compagnons ? Ils s'efforcent à rire sans joie. Ils mangent sans appétit. Ils boivent sans soif. Ces femmes qu'ils caressent, ils ne les désirent même pas. Ils accomplissent un rite, fastidieusement, ils s'amusent.

 

Don Manolete

Mais que leur demandez-vous de plus ? Pourquoi la chanson, même triste, sinon pour être chantée ? Vous demandez trop à la vie.

 

Don Juan

Je ne demande rien à la vie. Je voudrais tant le repos, l'oubli. C'est elle qui me demande. Elle me presse. Elle me force hors de moi-même, je voudrais être un joyeux drille, n'avoir pas d'autre vice que tous les hommes et m'en satisfaire. Oui, j'aimerais avec eux me vautrer dans la béatitude du pourceau.

Mais il est dans mon âme et dans ma chair quelque chose qui exige plus. Une grande soif de torture. Ces femmes, je ne les prends pas comme vous pour en jouir. Je voudrais les mordre ou les boire, et qu'elles soient en moi. J'aspire à leur baiser comme le désert à la source – et comme le désert, je les taris. Je n'ai plus devant moi que leur sourire, il grimace. On m'accuse de cruauté, mais ne m'ont-elles pas menti, qui me promettaient la joie et ne m'ont donné que la satiété ? Et si j'en laisse une pour l'autre, au point que le renom m'en a précédé jusqu'ici d'un libertin, et que vous pensiez avec moi bien rire et bien boire, n'est-ce pas qu'elles m'ont quitté d'abord, ne me laissant entre les mains que le fantôme de ce qu'elles m'ont promis ?

Parfois je voudrais m'arrêter, me reposer, mais la soif de ma chair me tord chaque jointure. Le goût de la volupté est dans mes coudes et mes genoux, il m'étreint le dos. Ah ! Depuis longtemps je sais qu'elles ne me donneront rien, qu'y puis-je si tout moi-même est attiré par leur chair comme la marée par la lune ?

 

Don Manolete

Don Juan, ne laissez pas cette fièvre vous gagner. Vous avez bien fait de venir parmi nous. Grenade, notre ville, endort ces tourments de l'âme.

La fenêtre est ouverte. Sentez l'odeur de Grenade. Aucune ville en a-t-elle une si capiteuse ? Toute la nuit les jasmins ont embaumé l'air et les roses... Les Maures qui ont bâti ces palais avaient compris le grand secret de la vie qui est de ne pas penser et de s'assouvir.

 

Don Juan

Je n'aime pas votre ville. Avec l'excès de ses parfums elles est aussi morne que la satiété. Si je n'aspirais qu'au sommeil de mes sens je me serais depuis longtemps donné la mort. Mais c'est la vie que j'aime ! Le désir qui me brûle, je veux le garder : il est vie.

Tu ne connais pas ces longues plaines au bas des sierras, ocres et bleues avec d'étincelantes croûtes de sel. Le vent y souffle sans obstacle. Ah ! Dans ces plaines je me sens moi-même pénétré de vent – Le vent, il entre dans mon pourpoint comme un baiser. Plus qu'à l'extrême de la volupté, il me dénude. Tu sais, quand vous prend cette fureur d'être nu, l'ange écarté du paradis qu'il fermait.

Et tu m'offres la tiédeur d'un soir à Grenade. Si j'aime nos nuits d'Espagne, même capiteuses, c'est pour l'irritation sourde qu'à travers leurs innombrables senteurs elles donnent. Malgré leur douceur, elles blessent.

Mais je parle trop. Tu as raison : allons boire avec nos compagnons. Les voir se vautrer, ce sera peut-être drôle.

 

Tous

Don Juan ! Don Juan ! C'est à ton tour de chanter.

Allons sois plus gai, beau sire !

 

Dona Carmen

Oui, chante-nous ta chanson.

 

Don Juan

Non, je ne chanterai pas.

(Il l'embrasse violemment sur la bouche).

 

Dona Carmen

Ah ! Tu m'as fait mal !

 

Don Juan

C'est comme cela que j'aime, moi.

Versez-moi à boire. Je ne chante pas mais je bois.

 

Don Pedro

Enfin, tu as embrassé une de nos compagnes. Depuis ton arrivée, tu me paraissais un moine.

 

Don Juan

Je n'aime pas les femmes faciles à se donner. Leur amour est lassant. Je vous l'ai dit : j'aime le désir. J'aime la quête brûlante, et la résistance, et que ce ne soit pas un jeu puéril.

 

Dona Sylvia

Oh !

 

Don Juan

Oui, mais toi tu es belle. Va, je sais goûter l'or violent de ta chevelure. Elle dévale de tes épaules comme les forêts d'automne aux montagnes de mon enfance, dans mon Extramadure. Ta bouche avait un goût de baie sauvage, malgré tous ces vins qui l'ont empoissée.

Mais tais-toi... N'entends-tu pas ce chant qui monte sous la fenêtre ?

Taisez-vous donc, vous tous... Écoutez ce murmure, comme le chant d'une source. Ce trille comme un jet d'eau, il rafraîchit l'âme. Il est clair : l'eau vierge sur le rocher. Taisez-vous...

Qui a chanté ? Par la fenêtre j'aperçois juste une robe blanche. Et cette duègne au chapeau extravagant, empêtrée de voiles comme une mule de ses harnais.

 

Don Pedro

Laisse cela... Quelque pucelle qui se promène dans le jardin du commandeur : sa fille Béatrice peut-être. Ce n'est pas un gibier pour les chasseurs de notre trempe.

 

Don Juan

De notre trempe … ! Petit morveux ! Oserais-tu te comparer à moi ? Tu es doré comme une brioche, avec tes yeux de poupon vicieux.

 

Don Manolete

Allons, pas de querelles ici. Don Pedro n'avait pas l'intention de t'offenser. Bois plutôt. Tu dois aimer ce vin rugueux qui vient de Castille.

Et puis Padilla va danser. Elle danse bien, tu sais. Allons Padilla, c'est ton tour. Et pour Don Juan la danse du feu. La servane commence. Elle grince à souhait. Il fait jour, mais je veux que la fête continue d'être aussi brillante qu'à minuit.

(Padilla danse).

 

Don Juan

Et maintenant ?

 

Don Pedro

Quoi ! Elle ne t'a pas satisfait ?

 

Don Juan

Si... Mais sa danse est finie. Je ne vois plus que le jour ennuyeux, le matin morne qui précède la moiteur de tout un jour. Et puis vos mines déconfites. Vous n'êtes pas beaux après une nuit d'orgie. Mieux vaut finir avant que sur les joues de nos compagnes le fard ait achevé de se brouiller. On commence un peu trop à percer l'envers du décor.

Renvoies-les, Manolete... Écoute la voix ravissante qui reprend. Je voudrais être seul.

Oui, adieu, adieu tous. Vous êtes quand même de bons amis. Adieu, adieu tous.

Padilla, tu danses à ravir. Adieu Carmen.

(Tous sortent).

Enfin seul, je n'ai plus à supporter que moi. C'est déjà trop.