ACTE III

SCENE I

DON JUAN, BÉATRICE

 

Don Juan

C'est le soir, voyez comme sont longues les ombres. Mais ce soir je me sens si heureux. Je voudrais ne même pas parler. Entendre seulement votre voix, aussi limpide, aussi chantante que cette eau.

 

Béatrice

Et pourtant, j'aime que vous parliez de l'Estramadure.

 

Don Juan

Non, je n'aime plus que Grenade. L'Estramadure, c'est mon passé, c'est tout ce que je voudrais abolir. C'est le vieux tourment d'une âme que rien n'assouvit. C'est beaucoup de choses en moi que je voudrais balayer. Mais elle les dissipe, votre voix. Elle est un bain pour mon âme, oh ! baptismale ! Ah ! Que vous chantiez, Béatrice...

 

Béatrice

Je n'ai rien pour m'accompagner.

 

Don Juan

Tout bas, dans mon âme, je murmurerai les accords. Chantez sans paroles, que ce soit comme la trille des oiseaux.

(Béatrice chante).

 

Don Juan

Donnez-moi vos mains encore, comme ce matin.

 

Béatrice

Vos mains sont brûlantes, et je sens presque dans vos doigts les battements de votre cœur.

 

Don Juan

Et que vous dit-il, mon cœur ?

 

Béatrice

Je vous connais à peine.

 

Don Juan

Non, ne dîtes pas que nous nous connaissons à peine. N'êtes-vous pas ma longue attente. N'êtes-vous la tant désirée que j'ai cherchée par le monde. Chacun de vos traits, je les connais depuis ma plus lointaine enfance. Oui, c'est vous qui visitiez mes rêves de petit garçon. Qui sait ? Peut-être de très loin mon amour a-t-il modelé votre visage. Peut-être mon cœur, ce cœur que vous entendez, a-t-il suscité votre sourire. N'êtes-vous pas née de mon âme, née du besoin que j'ai de vous ?

 

Béatrice

Je ne suis qu'une petite fille.

 

Don Juan

Je n'ai besoin que d'une petite fille.

J'ai besoin de vos yeux, si neufs, pour mes yeux qui ont vu trop de choses, et de si laides. J'ai besoin de toute votre fraîcheur, pour le vieux feu qui a calciné mon corps.

 

Béatrice

Par moments, vous m'effrayez.

 

Don Juan

C'est que vous n'êtes pas encore assez près de moi. Béatrice.

 Ah ! Si vous veniez tout près de moi, si moi aussi je sentais battre votre cœur.

Alors je sais que je ne vous ferais plus peur. Nous serions un comme la rivière et sa rive, comme le saule et son reflet, comme votre voix et cette nécessité que vous me chantiez.

Venez plus près de moi. Ne parlons plus...

Vous voyez que je ne vous fait plus peur ?

 

Béatrice

Non...

 

Don Juan

Et plus près de moi encore. Si près que je sens ton souffle sur mon visage, si près que ton souffle et mon souffle ne font qu'un, si près que j'entends battre tes cils.

Plus près encore. Je vois le monde entier dans tes yeux. Je suis avec toi comme le grand ciel qui couvre la terre. Béatrice...

(Ils s'embrassent).

Maintenant tu vois que tu n'as plus peur.

 

Béatrice

Oh ! Don Juan, je t'aime, je t'aime...

(Ils s'embrassent).

Ah ! C'est en moi comme une symphonie. Tout chante à la fois. Les arbres ont une voix. Les roses crient. Le monde oscille de ma joie, je t'aime.

Se peut-il que le bonheur soit aussi déchirante joie ?

(Nouveau baiser).

Je suis si petite dans tes bras, si petite... Et si grande aussi. Tu es comme un petit enfant que j'aurais eu soudain et qui vient de naître, tu es tout à coup quelque chose de né de moi, né de mon cœur.

 

Don Juan

Oui, né de ton cœur, né de notre amour.

 

Béatrice

Encore, embrasse-moi.

(Nouveau baiser).

(Entrent le Commandeur, l'Inquisiteur, l'Échevin, le Syndic).