ACTE III

SCENE II

DON JUAN, BÉATRICE, LE COMMANDEUR, L'ÉCHEVIN, LE SYNDIC

 

Le Commandeur

Monseigneur, je vous l'affirme, ce Don Juan doit quitter notre ville. Je ne comprends pas que vous, le Grand Inquisiteur, vous vous fassiez ainsi son défenseur.

Que vois-je ! Que vois-je ! Ma fille...

Ah ! Non, non, ce n'est pas possible... Oh là ! Mes gens, qu'on le bâtonne, qu'on l'assomme, qu'on le tue !

Me déshonorer, moi, publiquement. Me couvrir de honte, insulter mes cheveux blancs.

 

Don Juan

Bien entendu, les cheveux blancs...

 

Béatrice

Don Juan, Don Juan, mon Père.

 

Le Commandeur

Vous, Madame, taisez-vous. Ce soir même, vous partirez pour un couvent, et vous n'en sortirez plus jamais.

 

Béatrice

Monseigneur...

 

Don Juan

Monsieur le Commandeur, je ne voudrais pas pour avoir offensé. J'aime Dona Béatrice. Je vous demande à l'épouser au plus tôt. Ma maison est illustre. Mon père à qui se mariage conviendra me dotera richement. Il obtiendra certainement de Sa Majesté un commandement pour moi.

 

Le Commandeur

Taisez-vous, Monsieur. Le beau cadeau que je ferai à ma famille. Votre nom, vous l'avez traîné dans tous les bordels de Castille.

 

Don Juan

Monseigneur, je vous demande la main de Dona Béatrice votre fille. Je vous ai dit que je l'aimais et qu'avec elle je commencerais une vie nouvelle. Monsieur le Commandeur, j'aime Dona Béatrice.

 

Le Commandeur

Peu importe que vous l'aimiez ou que vous ne l'aimiez pas. Là, publiquement, vous avez souillé l'honneur de ma famille. Pour ma fille je l'enverrai finir ses jours au couvent.

 

Béatrice

Mon Père...

 

Don Juan

Monseigneur.

 

Le Commandeur

Je l'enverrai finir ses jours au couvent.

 

Béatrice

Père, n'aurez-vous pas pitié de votre petite fille. Père, père, mon papa.

 

Le Commandeur

Taisez-vous, Madame, et ne m'appelez plus jamais ainsi. Vous avez souillé notre Honneur, il est normal que vous expiez.

Pour vous, Don Juan, c'est la justice qui statuera sur votre cas. Je regrette que vous soyez noble. J'aurais mieux aimé pour vous la corde que la hache. L'Échevin et le Syndic sont là qui ont vu votre crime.

 

Don Juan

Quel crime ?

 

Le Commandeur

Oh !

 

L'échevin

Oh !

 

Le Syndic

Oh !

 

Don Juan

Oui, quel crime ? Parce que j'ai aimé cette enfant ? Parce qu'à sa voix j'ai senti fondre en moi toutes ces vieilles choses que je déteste encore plus que vous ne le faîtes ?

Parce que j'ai trouvé celle qui m'était destinée, celle qu'à travers ces égarements je poursuivais ? Parce qu'au son de sa voix je l'ai tout de suite reconnue ?

(Un silence).

Je l'aimais.

 

Le Commandeur

Votre crime est visible, perpétré devant témoins. Vous n'avez pas à vous défendre. Aucune justification n'est possible. Jusqu'au bout j'exigerai justice.

 

Don Juan

Justice... Et c'est ce que je demande aussi. Oui, justice pour tout ce que j'ai souffert ; justice pour le vain désir qui m'a brûlé. Comment pouvez-vous me comprendre, vous les satisfaits. Votre femme et vos bonnes vous suffisent. Elles entretiennent votre hygiène. Quant à l'amour, vous ne connaissez même pas ce mot.

Vous ne connaissez pas le désir, le feu sombre qui court dans nos membres avec le sang, cette soif de la chair si violente qu'on ne sent plus rien d'autre, que la terre disparaît, résorbée par notre désir.

Et plus haut, plus fort que ce cri de la chair, le seul qui puisse l'apaiser, l'amour. Vous ne pouvez pas le connaître, vous qu'aucune folie n'a tentée, vous, les repus, les satisfaits. Vous ne savez pas non plus cette certitude, ce calme soudain comme au sommet de la tempête, comme porté par la tempête.

Aimer... Ah ! Je ne puis avec des mots vous le dire. Il faudrait toute la musique. Il faudrait toutes les étoiles, il faudrait toute la terre, et qu'elle aussi vous la dise, avec ses parfums que vous ne sentez pas, avec ses effluves dont vous ne frissonnez pas...

 

Le Commandeur

Il nous insulte. Je ne comprends rien à ce jargon. Je suis un soldat.

 

Don Juan

Ah ! Je le sais, je le sais... Mais puisque mes mots ne peuvent vous toucher, n'écouterez-vous pas votre fille.

 

Le Commandeur

Un soldat, la consigne. C'est tout. Et puis c'est simple. Vous avez volé mon Honneur, vous devez mourir. Holà, des gardes !

 

L'Inquisiteur

Laissez, Don Juan appartient à l'inquisition.

 

Le Commandeur

Mais mon honneur ?

 

L'Inquisiteur

Méditez ceci : Dieu ne permet pas la vengeance. Quant au prisonnier, il m'appartient. Seule l'Inquisition a pouvoir pour tout ce qui a trait aux mœurs.

Suivez-moi, mon fils.

RIDEAU

IIe Tableau

La scène est dans le palais du Grand Inquisiteur. Grande salle absolument nue, sauf un crucifix pathétique. Pendant tout le tableau on entend dans le lointain la psalmodie des moines, coupée de plein chant. Au début du tableau croit et décroit l'ancien processionnal de la Septuagésime : a media vita in morte sumus.