Rencontre de l'Extrême-Asie  

La pacification, clef de la guerre

J'ai parlé de champs amphibies... Dans le delta du Tonkin aucun élément n'est plus lui-même. Plus de sol, plus d'eau, plus d'air même, mais leur étrange composé. Sous un ciel terreux, les rizières inondées miroitent, où patients les paysans poussent leurs buffles. Inondation savante, irriguée panier par panier. Et puis, légèrement plus haut que les cultures, voici le fleuve. Couleur de terre, lui aussi, avec de mouvants îlots de verdure, il ne se distingue de la plaine que par cette dénivellation paradoxale.

Dans la marqueterie des rizières (tout un agencement de vert aigu, de bruns et d'étincelants plans d'eau), voguent, avec mâture et voilure de palmiers et de bananiers, de petits villages. Ils ponctuent l'espace jusqu'à l'horizon des montagnes ardentes, sculptées en flammes, tissées d'azur, mais d'un azur torturé, déchiqueté.

Par des ponts de singes et d'étranges pistes glissantes j'entre dans un des ces villages. On l'a repris au Viet-Minh depuis quelques jours. On le pacifie, c'est-à-dire qu'on le nourrit, qu'on le soigne et qu'on le vêt. Un village ? Quelque chose comme une cour des miracles. Depuis sept ans le « Viet » y a régné sans interruption, c'est-à-dire le paludisme, le pian et toutes les maladies de la faim.

Pas d'hommes : l'ennemi les a enlevé comme porteurs, mais de malheureux squelettes féminins, des enfants dont les visages ne sont plus que des yeux – des yeux de fièvre et de faim – et des vieillards qui ne sont peut-être pas vieux. Il faut trier ce monde, le recenser. Mais d'abord on leur distribue du riz, on vaccine, on donne des pastilles et des pilules, on verse du thé brûlant.

La PACIFICATION : clef magique d'une guerre qui n'a d'autre fin que la paix. Cette guerre, sans doute est-ce sa principale gravité qu'on en ait si mal compris et qu'on en comprenne encore si mal la nature et l'objet. Dans sa nature comme dans ses fins elle échappe aux catégories classiques. Elle déconcerte le stratège des grands boulevards et le professeur à l'école de guerre. Elle ne se moule pas sur la guerre de 1939 que depuis 1945 on s'obstine dans notre pays à prévenir et à préparer.

Ne nous plaignons pas trop ! Après six ans on commence quand même à comprendre l'objet de la guerre d'Indochine ! Même dans ces États-Unis qui ont si largement pris responsabilité de sa naissance on s'aperçoit qu'il ne s'agit pas d'une quelconque opération coloniale. Devant la progression sino-soviétique l'Indochine est un des rares points de résistance. Malheureusement à Washington on continue au mépris de la carte et de toute expérience asiatique à attacher plus d'importance à Formose qu'au Tonkin. Peut-être aussi commence-t-on à savoir qu'on ne défend pas ici une colonisation, mais au contraire un peuple contre une colonisation : un asservissement par la Chine qui  s'est déjà produit dans l'Histoire.

Jamais pourtant une armée n'a eu tant besoin de connaître pourquoi elle se bât que le Corps expéditionnaire. Plus qu'une autre une armée de métier, en vertu de son degré d'éducation militaire, est déroutée par une guerre qui échappe à tout ce qu'on lui a enseigné. Même au Tonkin, pas de vrai front. L'incertitude d'un ennemi fuyant, ou plus exactement une déprimante cohabitation avec l'ennemi.

Guerre d'embuscade, guerre de chausse trappe, guerre d’espionnage et de surprise, guerre pour les parachutistes et les formations légères, n'est-elle pas l'image de la guerre future – tout au moins pour les pays (ainsi le nôtre) qui ne bénéficient ni de l'isolement ni du potentiel industriel de l'URSS et des États-Unis ? Simple méditation devant cette étendue miroitante où l'ennemi de ce soir est peut-être ce paysan derrière son buffle, si pacifique...

Sociologie d'une guerre

Je n'ai pas encore lu le livre de M. Paul Mus, Sociologie d'une guerre, mais j'en apprécie le titre. Comme on simplifie les choses en France ! Comme par appétit de rigueur intellectuelle on prétend classer et ordonner : les bons d'un côté, les mauvais de l'autre (simplement on se s'entend pas sur ceux qu'on qualifie de bons ou de mauvais). On oublie que le peuple vietnamien, brusquement jeté dans la guerre, au-delà de la brève colonisation française, est remonté vers son passé. Ce vernis éclaté, voici resurgir de vieilles et complexes querelles. Pourquoi ce village est-il obstinément viet minh à côté de ce village obstinément fidèle ? Pourquoi cette province a-t-elle constitué elle-même sa défense contre le Viet-Minh, alors que cette autre s'ouvre à lui ? Aspect de cette guerre d'autant plus important qu'elle se caractérise également par la disproportion entre les  forces en présence et la population du pays. Entre les combattants un pays qui attend, et, puisqu'on est en Orient, moins dans la passivité que dans l'intrigue. Ne fut-ce pas d'ailleurs, toujours le caractère de la guerre en Extrême-Asie ?

Aussi s'agit-il beaucoup moins de réussir des opérations militaires que de gagner cette masse. Les opérations militaires elles-mêmes valent surtout par leur retentissement psychologique (beaucoup plus que par le terrain occupé). L'ennemi l'a compris avant nous, et cela explique beaucoup de son succès passé. Au reste, il n'a fait que reprendre la méthode qui avait bien servi Mao Tse-Toung.

Dès le début, le soldat n'a été pour lui qu'un instrument pour attirer la population à la cause révolutionnaire, aussi bien par sa parole que par son exemple, et l'armée moins un outil de combat qu'un mode d'encadrement, d'exaltation des jeunes et un soutien de la propagande idéologique. L'action politico-sociale a toujours primé l'action proprement militaire, en vue de créer un état d'esprit dans la population. Pour atteindre ce but, deux moyens : l'un négatif, la suppression de tous les cadres naturels de la population – éléments pro français et notables – par l'assassinat ; l'autre positif : installation de bases politico-militaires comportant parallèlement une organisation communiste et une organisation militaire. Enfin, suprême tactique pour obtenir cet état d'esprit : l'isolement de la population, son cloisonnement, la réalisation du vase clos par l'élévation d'un rideau de bambou en coupant les routes et les moyens de communication.

Un gamo

Cette méthode et ses indéniables succès nous ont en quel que sorte dicté ce que devait être notre guerre. Nous aussi nous avons d'abord à créer un état d'esprit. J'ai parlé de l'espèce de cohabitation avec l'ennemi. Elle engendre fatalement le double jeu, sans qu'on puisse même en vouloir aux pauvres bougres qui la pratiquent. Pour y remédier, un seul moyen : faire comprendre que là où nous sommes « c'est pour de bon », et que rien ne sert de s'assurer en vue d'une éventuelle succession. Mieux vaut piétiner des mois sur place plutôt que s'exposer à évacuer un seul village. La première tâche : tenir le terrain, et, si j'ose dire, l'ouvrir en assurant ses moyens de communication que le Viet Minh, pour réaliser le vase clos, cherche à couper. Ensuite, cette population, la nourrir, la vêtir, la soigner, et plus encore la protéger. Enfin provoquer en elle une volonté de résistance, en créant et en appuyant des milices villageoises. Ainsi ressusciterait-on (Oh ! sociologie de  guerre) une tradition du pays. Tout cela suppose la formation d'un climat de confiance, opiniâtrement, héroïquement parfois. J'ai lu dans une instruction militaire qu'un poulet volé détruisait l'effet de plusieurs tonnes de paddy distribuées – et c'est vrai. Héroïquement disais-je, car c'est en faisant confiance qu'on s'y expose à être dupe ou même trahi.

La pacification héroïque, la voici autour de moi en action dans ce village nouvellement conquis où le réseau des venelles et des canaux permet encore toute la surprise. De jeunes vietnamiens, très scouts d'allure, s'affairent au secours de la population misérable. Mais derrière les haies d'hibiscus, j'entends chanter les soldats français. Étrange guerre coloniale ! Nous n'occupons un village que pour y installer des autorités indigènes. La digne Madame Roosevelt aurait peine à franchir les ponts de singe qui mènent à ce village perdu. C'est dommage. Après cette visite, nous serait sans doute épargnée quelques unes de ses crises hebdomadaires d'anticolonialisme.