Indochine

Dix ans de guerre d'Indochine

Comment l'Indochine est-elle devenue ce point faible ? Je crois qu'en ce domaine le passé risque tant d'engager l'avenir qu'avant d'étudier l'affaire d'Indochine, telle qu'elle se présente à la lumière des événements récents, un examen historique s'impose à nous.

Aux origines de l'affaire d'Indochine

Et dans cet examen historique une date émerge d'abord, jusqu'à laquelle ne remontent pas les chronologies. Au début des années 30, un mouvement nationaliste est né, pour de bon, en Indochine. Il a même éclaté en rébellion. Certes, la répression fut rapide et ferme. Seulement, il ne suffisait pas de « rétablir l'ordre ». Il fallait comprendre que dans ce pays, ou la jeune élite évoluée se greffait sur de très vieilles civilisations, une telle révolte était un avertissement. Cet avertissement que ne l'a-t-on écouté ! On a préféré – c'était plus simple – peupler le bagne de Poulo-Condor. Si j'insiste, ce n'est pas pour le plaisir de remonter en arrière, ni même pour faire supporter à cette IIIe République, que certains tentent de ressusciter, sa juste part de responsabilité. C'est d'abord parce que pour nous-mêmes, aujourd'hui encore, cet avertissement vaut toujours. Puisse-t-il faire comprendre que peupler des prisons ce n'est jamais un remède. Mais c'est aussi parce que c'est à Poulo-Condor que c'est nouée, si j'ose dire, l'affaire d'Indochine. Ces nationalistes y ont subi la formation marxiste – et le marxisme c'est une formation politique, nous commençons à le savoir. En même temps, notre administration trop directe ne suscitait pratiquement aucune force politique locale. Voilà pourquoi, du début de l'affaire d'Indochine jusqu'à aujourd'hui – d'un bout à l'autre – on s'est heurté comme on se heurte encore au fait que le communisme est la seule force politique organisée d'Indochine.

Ceux qui ont peuplé Poulo-Condor devrait parfois être plus modeste dans leurs propos.

On peut dire de l'affaire d'Indochine qu'elle n'a jamais été entière. Le Gouvernement provisoire du général de Gaulle n'a jamais eu devant lui une table rase. Des hypothèques successives ont pesé sur lui. Hypothèque, l'occupation japonaise qui a désorganisé volontairement et en profondeur notre système administratif et a laissé des milliers de Français dans une situation dont on ne pouvait pas ne pas tenter de les sauver. Hypothèque, l'inconséquence américaine qui a concédé à l'occupation chinoise tout le pays au nord du 16e parallèle. Hypothèque, encore et surtout, la poussée du communisme. Hypothèque toujours, le fait d'avoir en face de nous non pas un Mao Tsé Toung, communiste de souche nationale, dont le premier voyage à Moscou fut un voyage de chef d’État, mais un vrai communisme, celui qu'on avait vu chez nous, à Tours, lors de la rupture entre la deuxième et la troisième Internationale, puis à Marseille, au premier congrès du parti communiste français puis à Moscou encore, pendant sept ans à la tête d'une école de cadres, enfin grand agent soviétique pour tout le Sud-Est asiatique. À l'heure même où l'URSS organisait son expansion, c'était grave. Le risque d'ajouter cette carte-là dans son jeu.

Et ces diverses hypothèques ont concouru à faire dès le départ, de l'affaire d'Indochine un complexe mal discernable d'expédition quasi-coloniale et de conflit international. Voilà qui a pesé très lourd sur son déroulement, à la fois en suscitant de constant contresens dans l'opinion publique française comme dans l'opinion publique étrangère, et en provoquant, au fur et à mesure que l'emportait le caractère international du conflit, une certaine inadaptation de ces moyens. Cette guerre, qui allait entraîner dans la bataille jusqu'à 500 000 hommes, on allait la mener en ne faisant appel qu'à l'armée de métier et surtout en la corsetant, si je puis dire,  dans le cadre d'un budget. Plus encore, on l'insérait dans la vie normale d'un pays, avec presse libre, débats libres et constant appel des irresponsables à la négociation en dehors des données concrètes qui l'eussent rendue possible, - et par cette pression même nous allons être amenés à réduire à notre rythme à nous Occidentaux, à notre tempo occidental, un débat asiatique. Au pays de Descartes, on n'est pas toujours très logique.

Dès la première étape toutes ces servitudes ont pesé – dès cette première étape que nous situerons de la Libération au massacre de Hanoï, le 19 décembre 1946.

1re étape : de la Libération au massacre de Hanoï

Dans cette étape, le tout premier épisode est l'effort de la France pour reprendre pied, au lendemain de la Libération, dans une Indochine que nos Alliés avaient partagée entre deux occupants étrangers, dont l'un au moins était parfaitement indésirable. Reflet de cette « grandeur » dont on parlait beaucoup à l'époque, cette volonté de reprendre pied ? Peut-être. Mais qu'on se rappelle surtout le drame atroce qui se  déroulait alors et sur lequel nul homme bien né ne pouvait fermer les yeux. Ils étaient 25 000, les nôtres, dans la situation la plus minable, la plus misérable, la plus tragiquement dangereuse, civils ou militaires, rassemblés à Hanoï, à Haïphong, dans quelques localités du Tonkin et Nord-Annam. Qui eût accepté de les abandonner à un massacre certain, les autorités chinoises, appelées par les Américains, cherchant  plus à les brimer ou les exploiter qu'à les protéger ? Voilà pourquoi les forces françaises sont revenues au Tonkin. Ce premier épisode se déroula mieux, pourtant, qu'on ne pouvait l'espérer. On obtint, en effet, de Ho Chi Minh qu'il accepte un retour pacifique des forces françaises. Dans le désir d'éloigner les Chinois nationalistes, il accepta d'inviter nos troupes à se substituer à eux dans tout le Tonkin au fur et à mesure que ceux-ci regagneraient leur pays. Ce fut un des objets de l'accord du 6 mars 1946.

Aux termes de cet accord, le Gouvernement Français reconnaissait la République du Vietnam comme État libre dans le cadre de l'Union Française et s'engageait à consulter les populations sur le rattachement de la Cochinchine à l'Annam et au Tonkin. De son côté, le Gouvernement Vietnamien se déclarait prêt à accueillir amicalement l'armée française et à faire cesser sur le champ les hostilités. Des Conventions ultérieures devaient préciser ces divers points.

Préparer ces conventions ultérieures, tel fut l'objet des Conférences de Dalat (17 avril 1946), puis de Fontainebleau (6 juillet 1946).

Ces conférences furent des échecs, tout au moins jusqu'à la signature, en dernière minute, du modus vivendi de 14 septembre 1946.

Pourquoi ce double échec ?

Deux initiatives françaises ont certainement pesé sur le destin de ces conférences. La première : le Gouvernement de M. Gouin, dont M. Marius Moutet était le ministre de la France d'Outre-Mer, décida, le 1er juin 1946, la création d'un gouvernement provisoire cochinchinois. Le Vietminh vit dans ce fait, une manœuvre contre la réunion des trois « KY », telle que l'éventualité en avait été envisagée par l'accord du 6 mars.

La deuxième de ces initiatives : la réunion à Dalat, le 1er août, par l'amiral d'Argenlieu, Haut Commissaire nommé en Indochine par le général de Gaulle, d'une conférence parallèle à la conférence de Fontainebleau, en vue d'organiser la Fédération Indochinoise. Georges Bidault, président du Gouvernement depuis le 25 juin, désavoua immédiatement le Haut Commissaire. Le Vietminh n'en pris pas moins prétexte pour rompre les pourparlers.

Je ne me sens aucunement porté à défendre spécialement l'amiral d'Argenlieu. La vérité historique m'oblige à dire que cette initiative, certainement très déplorable, avait été provoquée par les rapports précis qu'il possédait sur les activités que poursuivait à ce moment le Vietminh.

Si ces deux initiatives françaises ont pesé sur le destin des conférences, on ne doit pas manquer de mettre en regard de l’intransigeance absolue, marquée du début à la fin de leur déroulement, par la délégation du Vietminh. On en doute ? Qu'on se reporte donc au discours prononcé, au nom de cette délégation, par M. Pham Van Dong, le jour inaugural de la conférence de Fontainebleau.

D'autre part, si le président Ho Chi Minh était, tout donne à le penser,  désireux d'aboutir à un accord, certains de ses subordonnés, et plus spécialement le général Giap, celui qu'on appelait dès avant le « communiste passionné », se dépensait pour rendre cet accord impossible. Leur action locale contredisait la bonne volonté, probablement réelle, de leur chef de gouvernement. Et tandis qu'on négociait, éclataient des incidents locaux, tel, le 13 août, le massacre d'un détachement français à Bach-Ninh.

Également l'activité de certains partis politiques français a gravement nuit à l'évolution de la conférence. La délégation de notre pays a été souvent gênée par l'incompréhension de l'opinion – tel est le danger des conférences trop publiques. Plus lourde de conséquences encore, l'action systématique du parti communiste sur les délégués du Vietminh, cela pendant que ses ministres (le parti communiste partageait encore le pouvoir) approuvaient les positions gouvernementales. Ne se tenait-il pas, parallèlement à Fontainebleau, une espèce de contre-conférence tendant à ce qu'à chacune de nos concessions répondent de nouvelles exigences Vietminh.

Enfin, dernier point, plus important encore, plus grave – d'autant plus important que nous le retrouvons encore en arrière-fond des négociations actuelles. À l'époque, jamais la délégation du Vietminh n'a accepté de donner la moindre garantie pour les Vietnamiens qui nous étaient fidèles, ni d'ailleurs pour les Eurasiens, ni pour les minorités. On peut transiger sur ses intérêts, on peut abdiquer ses droits. On ne transige pas sur cette sorte de devoirs, pas plus qu'on ne les abdique.

Telles sont les vraies raisons de l'échec de ces conférences, échec qui n'a pas été dû à une intransigeance du gouvernement français. Pour s'en convaincre, il suffit de se reporter à la déclaration et à l'aide-mémoire du 14 août 1946. Certes, sur bien des points, ces textes sont dépassés. Ceux qui ne les connaissent pas seront étonnés pourtant de leur largeur de vue.

Si dans leur déroulement les conférences de Dalat et de Fontainebleau ont été des échecs, elles ne devaient pourtant pas aboutir encore à la rupture. Bien au contraire, le 14 septembre 1946, Ho Chi Minh accepta de signer un modus vivendi. Ce modus vivendi prévoyait un référendum sur la question de Cochinchine et la reprise ultérieure des négociations.

« La voix du Vietminh » devait, en janvier 1950 dire de ce modus vivendi : « La signature de cet accord n'a eu pour but que faire gagner du temps à l'organisation Vietminh et permettre l'arrivée du matériel de guerre acheté au Siam et à Hongkong ». Je crois qu'ici le Vietminh se calomnie lui-même. Non pas qu'il n'ait utilisé à cette fin la trêve permise par le modus vivendi. Ou plutôt, le Vietminh ne se calomnie pas lui-même, mais il calomnie Ho Chi Minh qui désirait certainement, je cite à peu près un de ses propos, « faire l'économie de la guerre d'Indochine ». Seulement l'état d'esprit de ses lieutenants ne paraît pas avoir été le même, et, de retour à Hanoï, le 21 octobre, Ho Chj Minh y a été fraîchement accueilli. Son entourage estimait qu'il avait trop cédé aux demandes françaises.

Aussi allait-on assister à une pénible série d'incidents de plus en plus graves. L'un d'entre eux fut la triste affaire de Haïphong, le 20 novembre 1946. Affaire confuse dans ses origines et que, fait assez curieux, la presse communiste tarda beaucoup à exploiter polémiquement. Il est vrai qu'on en était encore au tripartisme. Le 23 novembre 1950, l' « Humanité » devait encore écrire : « Il n'est pas exclu de voir dans cet incident une provocation  d'éléments chinois anti-vietnamiens ». Pourtant, nous ne chercherons pas d'excuses au bombardement du quartier vietnamien de Haïphong par le général La Morlière. Disons seulement que, quelque jugement moral qu'on doive porter sur cette affaire, ce n'est pas elle qui a entraîné la rupture.

Beaucoup plus grave déjà dans ses conséquences historiques allait être ce massacre qu'on a appelé la Saint-Barthélemy de Hanoï, le 19 décembre 1946 mais où, par un synchronisme inquiétant, toutes les garnisons françaises du Tonkin et de l'Annam ont été aussi attaquées.  Coup certainement médité et qui répondait tristement à l'arrivée au pouvoir en France d'un homme qui venait quelques jours auparavant de manifester ses intentions pacifiques : Léon Blum.

Un pas avait été franchi dans l'affaire d'Indochine indéniablement. Cette réponse sanglante à la bonne volonté évidente de M. Léon Blum allait en quelque sorte « nouer » la crise. Le dialogue relancé noblement, bien que trop à l'occidentale, par le vieux leader socialiste, était tragiquement interrompu. Jusqu'à l'ouverture de la conférence de Genève, on ne parviendrait plus à le reprendre.

2e étape : l'année 1947 et le retour de Bao Daï

Pourtant, on put espérer que ce dialogue reprendrait quand même. Une dernière fois, on peut l'espérer pendant cette année 1947 qui, à elle seule, constitue la deuxième étape de l'affaire d'Indochine. 1947, l'année du Gouvernement de M. Ramadier, M. Moutet restant à la France d'Outre-Mer où il devait être relayé en octobre par M. Paul Béchard. Le 30 décembre 1946, Ho Chi Minh lança encore un appel. M. Moutet partit pour le Vietnam où il passa le mois de février. Il conclut que cet appel « ne pouvait être pris au sérieux » et « qu'il ne s'agissait évidemment que d'un acte de propagande ».

La désignation de M. Bollaert, le 6 mars, à la place de l'amiral d'Argenlieu, contribua-t-elle à porter Ho Chi Minh à un ultime effort pour renouer le dialogue ? Presque immédiatement, le 21 mars, le président du Vietminh renouvela ses propositions de pourparlers. Ses offres furent reçues avec hauteur, M. Bollaert envoya auprès de Ho Chi Minh M. Mus, le 10 mai, porteur de propositions de paix, dont non seulement certaines n'étaient pas acceptables par le Vietminh, mais même peu honorables, telle que la livraison des étrangers combattants dans ses rangs. Cette entrevue, dite du Pont des Rapides, sur laquelle M. Mus s'est expliqué dans son livre, n'a peut-être rien changé au déroulement de l'Histoire. Je n'en sais rien et c'est déjà bien assez d'avoir à la comprendre sans essayer de la refaire. Du moins, nous sommes-nous donné le tort de propositions inacceptables.

Ainsi, le 12 mai 1947 s'est terminé la dernière occasion concrète de négocier avec le Vietminh.

Cette reprise de contact ayant échoué, le pays n'était pas prêt à l'effort de guerre qu'eut exigé à l'époque une solution militaire. Au surplus, M. Ramadier, comme tout le pays, comme nous tous – et c'est sans doute à notre honneur – y était profondément hostile, force était de rechercher une autre solution sur le plan politique. Telle fut l'origine de ce qu'on a appelé « la solution Bao Daï », telle que M. Moutet, puis M. Bollaert devaient, à partir de septembre 1947, l'amorcer.

Certes, le recours à Bao Daï ne s'est pas avéré une solution, puisque la guerre dure encore, malgré que nous lui ayons concédé l'indépendance totale de son pays. Nous verrons d'ailleurs tout à l'heure, dans la troisième et surtout la quatrième période de notre étude, pourquoi l'affaire Bao Daï n'a pas été une solution. Des raisons très fortes militaient pour elle pourtant et d'abord qu'aucune autre personnalité vietnamienne n'ait répondu à l'appel très large lancé à l'époque par M. Bollaert – et d'ailleurs aucun autre ne pouvait répondre qui représentât autre chose qu'une coterie ou un clan. À cette heure-là, comme à chaque fois que l'affaire d’Indochine a subi une orientation décisive, a pesé le fait que le communisme y fut la seule force politique organisée.

Bao Daï, c'était quand même la tradition, si forte que Ho Chi Minh l'avait, lors de l'abdication, nommé conseiller suprême de son Gouvernement. Bao Daï, c'était la seule personnalité que, ô paradoxe ! dans ce pays qui réclamait si fort son unité, tolérât à la fois le sud et le nord. Bao Daï, c'était un homme dont l'intelligence était à juste titre réputée, et si sa vie privée prêtait à critique, ce n'était guère là, contre lui, un argument d'ordre politique. Enfin, et je devrais dire surtout, c'était la seule personnalité du Vietnam qui possédât de par son origine même un standing international. Or, à l'époque, ce dernier argument paraissait décisif.

En effet, l'évolution des nationialismes asiatiques, l'approche également du danger chinois à l'heure où de l'autre côté de la frontière les Signes se renversaient et où la Chine qui lui résistait depuis quinze ans, se jetait presque brutalement entre les mains de Mao Tsé toung et puis aussi les pressions internationales, quand nous voyons en Indonésie jusqu'à quelles extrémités elles pouvaient se porter, nous obligeaient impérieusement – et au plus tôt – à matérialiser, à concrétiser, à rendre ostensible l'indépendance qu'à travers Ho Chi Minh nous avions promise au Vietnam. Or, pour transférer les pouvoirs, il faut avoir quelqu'un à qui les transmettre.

Personne d'autre ne se présentait que Bao Daï et on pouvait en être d'autant plus convaincu que les contacts entretenus avec les représentants du Vietminh pendant toute cette période, avec l'aveu des ministres successifs, aussi bien par le haut commissaire Bollaert que par le haut commissaire Pignon, prouvaient que de ce côté là l'issue était bien bouchée.

Les entretiens de la baie d'Along datent des 6 et 7 décembre 1947, soit quatorze jours exactement après l'arrivée de Paul Coste-Floret rue Oudinot, c'est dire qu'ils n'avaient pas été préparés par lui. Je n'en suis que plus à l'aise pour affirmer que la conjoncture historique où l'on se trouvait a pratiquement imposé Bao Daï. La plus haute autorité française d'alors, M. Vincent Auriol, devait consacrer ce choix par l'accord du 8 mars 1949, accord qui allait être ratifié le 27 janvier 1950 par l'Assemblée Nationale, avec les voix notamment de MM. Daladier et Mendès-France.

3e étape : de la baie d'Along à la dévaluation de la piastre

Ainsi s'est ouverte la troisième période de l'affaire d'Indochine, celle qui commence à l'entrevue de la baie d'Along, c'est-à-dire des 6 et 7 décembre 1947, pour durer jusqu'au 11 mai  1953, date de la dévaluation de la piastre.

Voyons donc cette troisième étape. Le choix de Bao Daï comme interlocuteur impliquait une double politique que successivement M. Paul Coste-Floret, jusqu'au 28 octobre 1949, puis Jean Letourneau, de cette date jusqu'au 26 juin 1953, allaient poursuivre :

Mettre en place et développer l'autorité vietnamienne indépendante qu'on venait d'établir, et la faire reconnaître internationalement ; 2° Non seulement pour lui donner une assise, mais encore plus pour soulager les forces françaises, constituer une armée vietnamienne (la menace chinoise qui dès ce moment s'est rapprochée de nos frontières, rendait cette constitution indispensable, de même qu'elle obligeait à demander une aide matérielle aux États-Unis).

Le développement de cette politique s'est affirmée sous tous les Gouvernements successifs, du ministère Queuille jusqu'au Gouvernement René Mayer – je ne sais pas si je dois dire inclusivement ou exclusivement.

D'autres que moi vous parlerons peut-être de cette époque. De toutes façons nous sommes sortis de cette période de faits saillants. Nous assistons à un développement logique. Un des moments essentiels sera la conclusion des accords de Pau, en décembre 1950, qui règle la délicate question des rapports réciproques des États associés. On en mesurera la portée quand on se rappellera que ces États, avant la présence française, poursuivaient entre eux une lutte exterminatrice. La délégation française à la conférence de Pau était présidée par M. Albert Sarraut.

Autre aspect, l'entrée progressive de ces États dans la vie internationale et, après la Grande-Bretagne et les États-Unis, leur reconnaissance par trente-trois pays. En 1951, c'est la grande page écrite par le maréchal de Lattre qui galvanise le corps expéditionnaire, durement secoué par la retraite de Cao Bang, qui n'était pourtant pas un Dien Bien Phu.

Cette politique connaît des traverses et elle rencontre des obstacles. Après l'armistice de Corée, la menace communiste s'alourdit encore. Mais, en regard, l'aide des  États-Unis est sans cesse accrue et, à Singapour, notre action est synchronisée avec celle des Anglais. Les pressions parlementaires ne sont pas toujours heureuses  non plus, depuis les plaidoyers de M. Daladier pour l'internalisation du conflit, jusqu'à des appels à la capitulation qui ne peuvent qu'encourager l'adversaire. La guerre est devenue une guerre internationale, mais elle se poursuit dans les habitudes de la paix. Là réside la plus grosse traverse. Pourtant, le Parlement, devant qui, de 1950 au 31 mai 1953, l'affaire d'Indochine a été évoquée vingt-sept fois, a confirmé constamment cette politique par ses votes.

Ainsi la France poursuit son effort politique. Ainsi la situation militaire se maintient sans de ces épisodes dramatiques que nous avons connus depuis lors. Reste au Vietnam même un obstacle. Malgré la constitution de son armée, malgré les efforts d'un véritable homme d'État, M. Nguyen Van Tan, malgré l'indépendance réellement acquise, une grande partie des Vietnamiens demeurent ce que l'on appelle « attentistes ». Une fois de plus pèse le défaut d'élites politiques formées. On n'improvise pas facilement les chefs de province ou même de districts.

Certainement pèse aussi le comportement personnel de Bao Daï. Mais, partiellement vraie, ces explications-là sont encore trop occidentales. La vérité, qui peut-être vous surprendra, car nous n'arrivons pas à ne pas éclairer de notre soleil à nous les scènes de notre pays, c'est qu'on attend le Signe – c'est que, dans ce pays de civilisation confucéenne, on attend que les Signes se soient prononcés. Cette bourgeoisie elle-même, qui sait avoir tout à craindre des sino-Vietminh, cette bourgeoisie dont le nationalisme est satisfait (au fait, est-elle vraiment nationaliste ? ), cette bourgeoisie même, dans une espèce de fascination ancestrale, attend que les Signes aient parlé.

Malgré tout, au début de 1953, en dépit de ces freins, on peut entrevoir les possibilités et presque les prémisses d'un règlement international. D'autant surtout qu'en URSS quelque chose est en train de changer et que les intransigeances antérieures font place à une nouvelle attitude.

4e étape : de la dévaluation de la piastre à la conférence de Genève

Et nous voici à la quatrième période de l'affaire d'Indochine, celle que nous vivons encore aujourd'hui.

Elle a commencé le 12 mai 1953. Ce jour-là, sans doute parce qu'on croyait que le Mékong c'est tout à fait pareil à la Seine, ou plutôt parce qu'on regardait la Seine beaucoup plus que le Mékong, on a produit un petit décret. C'était un geste tout simple. De quoi peut-être assurer la survie très provisoire d'un Gouvernement moribond. Ce petit décret était une grande page de l'Histoire. Kenneth Vignes ne me démentira pas, lui qui revient d'Indochine, quand je dirai qu'en dévaluant la piastre sous la pression de l'ignorance, mais refusant de consulter ou seulement d'informer ceux qui, eux, savaient que cette décision était lourde de conséquences, un Président de Gouvernement a sans aucun profit détruit cinq ans de notre politique.

On ne dit pas à des peuples qu'ils sont indépendants en modifiant leur monnaie derrière eux, on ne construit pas l'Union Française en violant, non seulement l'esprit mais la lettre des accords qui la constituent ; on ne met pas des gens en place travaillant à leur donner une face, pour la leur faire perdre d'un seul coup par un acte qu'ils ont reçu comme un soufflet ; on ne travaille pas des mois à restaurer la prospérité dans sa zone du Vietnam, sachant que pour ce peuple paysan la prospérité elle aussi est un Signe, pour diminuer d'un seul coup son pouvoir d'achat (dans le budget du paysan vietnamien les produits importés interviennent pour 25% environ). L'irritation a commencé chez les gouvernants, mais, soigneusement activée chez les commerçants chinois, elle a vite gagné le peuple. Un an après, le Vietminh en nourrit encore sa propagande.

Les effets de la situation ainsi créée ne tardèrent pas à se manifester, puisque le 14 juin, le roi du Cambodge prenait la campagne. Pour tenter d'en freiner les réactions en chaîne, le Gouvernement Laniel, à peine constitué, lança, le 3 juillet, une note dont les répercussions furent malheureuses. L'économie de cette note portait sur deux points. D'une part on promettait leur indépendance aux États Associés, d'autre part on proclamait de façon certainement trop inconditionnelle le désir d'entrer en négociations.

Certes, aussi bien les accords de Pau que les traités avec les États Associés pouvaient appeler des remaniements. Seulement, au Vietnam, cette note fut comprise comme une sorte de démenti de la politique antérieurement suivie, et, fait plus grave, comme une sorte de démenti des hommes que nous avions nous-mêmes mis en place.

On affecta de les prendre pour des espèces de collaborateurs, puisqu'ils avaient travaillé avec nous avant d'obtenir l'indépendance. Dévaluation de la piastre surtout, mais aussi note du 3 juillet : la suite des événements découle logiquement de ces deux faits, et d'abord le congrès de Saïgon-Cholon, en octobre, et la démission du président Nguyen Van Tan qui lui est consécutive.

En Asie, l'improvisation est mauvaise conseillère. M. René Mayer avait remplacé le général Salan, commandant en chef, par le général Navarre, dont je ne suis apte à apprécier ni les qualités ni les défauts, mais qui ne connaissait pas l'Indochine. On vient d'ailleurs d'envoyer là-bas en mission son prédécesseur. Parallèlement, le 3 juillet, un ambassadeur, M. Dejean, était envoyé comme commissaire général. Personnalité bien habile, puisqu'elle a traversé toute cette période sans que jamais on parle d'elle. De tous ces faits, résulte un climat qui certainement explique en grande partie les très récents événements militaires.