Qu'est-ce que la guerre d'Indochine

Informations européennes 3/4/1954

 

Toute erreur peut assurer le triomphe de Ho Chi Minh

Qu'est-ce que la guerre d'Indochine ? La question paraîtra impertinente quand cette guerre dure depuis huit ans. Et pourtant qui se vantera d'avoir compris un conflit dont la durée même est un élément  de complexité. Telle opinion était juste voici  cinq ou six ans qui ne l'est plus ; telle perspective possible, qui s'est fermée. Au contraire d'autres voies s'ouvrent peut-être naguère impraticables.

Nécessité de comprendre

Or, à la veille de la conférence de Genève, essayer, en liaison même avec cette conférence et ses possibilités, de comprendre la guerre d'Indochine n'est pas de notre part un souci académique. Autour de leur tapis vert, les plénipotentiaires ne sont jamais seuls. Ne parlons pas de leurs experts et de leurs conseillers, simples prolongements de leur personne et, en quelque sorte fichiers humains. Mais derrière les négociateurs et liés à eux par des liens subtils mais tenaces, toute la masse anonyme : l'opinion, – l'opinion publique de leur pays et l'opinion publique internationale. Radar psychologique, elle influe sur le débat, elle l'oriente au-delà de la volonté des hommes d’État. Secrètement, elle les soutient ou les paralyse. Et si au moment où se prépare la conférence de Genève sur l'Asie, son issue nous inspire une inquiétude, elle nous vient de l'ignorance de l'opinion publique, - dans tout le monde occidental, - d'une opinion publique qui n'en sera pas moins partie au débat.

En fait se dérouleront deux conférences à Genève, l'une sur la Corée, l'autre sur l'Indochine. Nous ne parlerons que de la seconde, indéniablement la plus importante, mais aussi la plus délicate, celle en tout cas où l'opinion risque les pires contre-sens.

Triple complexité de la guerre d'Indochine

On peut dire de la guerre d'Indochine que, née à l'occasion d'un conflit colonial, elle est désormais un complexe presque indémêlable de guerre internationale et de guerre civile.

Séquelles coloniales

Née à l'occasion d'un conflit colonial : nous n'avons pas l'intention d'engager ici un procès sur les responsabilités initiales. Si certaines fautes apparaissent évidentes, tel le fait pour les Américains d'avoir autorisé les Chinois d'occuper l'Indochine jusqu'au XVIe parallèle, (occupation sous laquelle le Vietminh établit ses réseaux), seul le recul permettra de distinguer nécessités inéluctables et erreurs. Nous voudrions simplement indiquer que si à l'origine, l'affaire d'Indochine fut un conflit colonial, ce stade est depuis longtemps dépassé. La conférence de Pau en 1949 en a en quelque sorte marqué le terme. À cette date a été abandonnée aux États associés une plénitude de souveraineté à laquelle Ho Chi Minh lui-même, quand la France conversait avec lui à Dalat et à Fontainebleau, n'avait jamais officiellement prétendu. Seuls demeurent depuis cette date, les liens extrêmement lâches de l'Union française. Ceux-ci, contrairement à ce qu'on croit, sont encore plus vagues que ceux du Commonwealth et ne consiste que dans la participation à deux organismes purement consultatifs : le Haut conseil et l'Assemblée de l'Union française. Si cette évolution a pu n'être pas vue, c'est qu'en période de guerre, la passation des pouvoirs n'a pas toujours été aisée. C'est surtout que la guerre même en Indochine comme partout, impose des servitudes aux administrations civiles.

Ce qu'en général on prend pour une séquelle des liens coloniaux, sont en réalité des servitudes imposées aux trois États d'Indochine par leur position géographique réciproque. Pour comprendre un tel problème politique, mieux vaudrait déchiffrer un peu moins les dépêches d'agences et consacrer ce temps à lire attentivement la carte.  On comprendrait alors que l'Indochine est construite sur deux axes, d'une part l'axe du Mékong qui draine une série à peu près continue de plaines depuis son entrée au Laos jusqu'à la mer et, d'autre part l'axe du rivage, c'est-à-dire des plaines annamites. Entre ces deux artères, un écran de montagnes. Mais les deux  Indochines ainsi déterminées par la géographie jusque dans leur ethnie et leur culture, (à l'Ouest, Indochine de civilisation indienne, à l'Est, Indochine de civilisation sinisée), se commandent l'une l'autre à l'embouchure du Mékong dans cette Cochinchine hybride qui ne servit pas par hasard de point de départ aux Français dans leur double pénétration. Si bien que pour vivre, ces deux Indochines doivent s'imposer de réciproques servitudes à l'embouchure du Mékong. À l'arrivée des Français, leur conflit séculaire était en voie de solution par élimination progressive de l'Indochine indianisée. Le Cambodge en décadence s'effondrait devant la pénétration annamite. Les obligations qui demeurent dans les conventions de Pau ont visé à empêcher la reprise d'une guerre séculaire que la colonisation avait interrompue. Ces précautions sous forme d'union douanière ou de règles d'utilisation du Mékong, sont parfois confondues avec l'emprise coloniale, à quoi, si on peut dire, elles suppléent.

Guerre internationale

Mais désormais la guerre du Vietnam est surtout une guerre internationale. D'une part, les Français, d'autre part le Vietminh, certes, seulement les Américains participent largement à l'effort financier français tandis que le Vietminh serait depuis longtemps effondré sans le ravitaillement chinois en armes et peut-être en hommes. Guerre militaire dont l'enjeu s'étend au-delà de la péninsule indochinoise. Celle-ci apparaît comme le point de cristallisation d'un conflit partout ailleurs diffus – Birmanie, Malaisie, Philippines, Indonésie, voire même Union indienne. Au-delà du drame français, l'Indochine est un drame international : la menace d'une extension du bloc sino-soviétique jusque dans l'Océan Indien.

Guerre civile

Tel est le vrai conflit. Et il justifie une négociation internationale, qui n'est pas un arbitrage dans un différent localisé mais un effort pour éviter la cassure du monde là où la cassure est la plus profonde. Seulement, on se tromperait aussi en ne voyant pas sous les séquelles du conflit colonial et sous la guerre chaude internationale, de très complexes conflits politiques qui tiennent de la guerre civile. Nous avons fait état des rapports difficiles entre le Vietnam et le Cambodge. Dans chacun de ces pays également, la situation est confuse. Au Cambodge, des féodaux passent alternativement dans l'un et l'autre camp. Au Vietnam, sous la lutte entre Bao Daï et le Vietminh ressuscitent de vieux conflits locaux que la colonisation avait plus étouffés qu'apaisés. La guerre se complique d'une guérilla de villages. Les minorités d'un pays particulièrement complexe s'agitent : Thaïs, Chaïms, Moïs, etc... sans compter la « prépondérante » bourgeoisie chinoise. Peu à peu Tonkin, Annam et Cochinchine retournent à l'anarchie villageoise qu'ils étaient avant les Français. Cet imbroglio explique pour une part ce phénomène de l' « attentisme », (cette vieille incapacité de prendre parti dans la guerre), que les Occidentaux ont tant de mal à comprendre, eux qui s'affrontent dans l'option manichéenne du communisme et du non-communisme. L'attentisme est comme télécommandé par de très vieilles réalités sociologiques pour nous presque hermétiques, mais qui, à la faveur du conflit, remontent en surface.