La réforme agraire dans le Sud Viet-Nam

I Considérations générales sur la question agraire au Viet-Nam

Dans l'ensemble, la relation qui a constamment existé entre une démographie excessive et la superficie limitée du sol cultivable a fait que, dans ce pays, le problème de la distribution des terres s'est toujours posé avec une certaine acuité.

Les données du problème ont toutefois profondément varié au cours des temps avec l'Histoire même du Viet-Nam, l'extension de son aire géographique et la modification des conditions politiques qui ont conduit le peuple annamite de l'ancien régime monarchique à la conjoncture révolutionnaire actuelle, en passant par la conquête française.

A – L'ancien régime.

Dans le Viet-Nam d'autrefois, à l'économie modeste essentiellement basée, par suite du manque de moyens de transports, sur l'autarcie villageoise, l'armature sociale favorisait le morcellement de la terre, et s'opposait à tous les échelons à la constitution de la grande propriété.

D'une part, en raison de l'opposition violente de la cellule communale à l'intrusion d'étrangers au village, il était malaisé, même pour un personnage disposant de ressources financières, de réunir un nombre important de parcelles. De nos jours encore, au reste, dans le Delta Tonkinois qui a constitué avant la marche vers le Sud de la nation annamite, l'habitat primaire des Vietnamiens, l'homme n'existe guère que comme membre du village, et on le ne conçoit pas vivant isolément, entouré de sa seule famille. De sorte que dans le système antérieur où il n'était pas rare de rencontrer des communes entièrement constituées de terres communales, partagées périodiquement entre les citoyens, la seule forme possible d'établissement humain était la concentration en village.

Certes, comme dans toute société où la possession individuelle est admise dans le principe, les plus forts et les plus riches tendaient à se constituer des domaines, mais ils n'auraient pu y réussir sans l'appui, sinon la complicité des autorités en place.

Les grandes propriétés qui pouvaient se former étaient donc d'origine mandarinale, soit qu'elles se soient constituées au détriment des terres communales, soit surtout au préjudice de la propriété privée, dont les possesseurs sont un jour ou l'autre contraints de se dessaisir, généralement victimes de l'usure, de la passion du jeu, de la recherche de fonctions honorifiques, de l'amour des procès.

Mais en tout état de cause, dans l'ancienne société impériale, le gouvernement lui-même se montrait résolument hostile au développement de la grande propriété, et nous retrouvons les traces de cette préoccupation dans l'ancien droit annamite.

C'est ainsi qu'un article du code des Lê punissait « ceux qui créeront de leur propre autorité de nouvelles exploitations ».

Un « du » de 1708 « interdit aux fonctionnaires et aux gens riches de profiter de la pauvreté ou de la dispersion des habitants des villages pour usurper par achat des terres et des rizières et créer des fermes où ils donnent asile aux inscrits en fuite dont ils se servent ensuite comme ouvriers agricoles. Ceux qui possèdent déjà des fermes auront trois ans pour les supprimer eux-mêmes. »

Il est vrai qu'à notre sens, il ne conviendrait pas, comme d'aucuns ont cru pouvoir le faire, d'interpréter trop radicalement de telles dispositions législatives : autant que d'empêcher la constitution de domaines privés, elles doivent traduire le souci du Gouvernement d'empêcher la formation de féodalités autonomes qui, comme le démontrent les exemples que nous avons présentement sous les yeux, s'opposaient très certainement à l'administration légale.

La preuve en est qu'à l'origine les nouvelles communes n'ont été souvent fondées que par une seule famille aidée d'un certain nombre de travailleurs. Le village ainsi formé pouvait exploiter les terres incultes qui se trouvaient autour du noyau central, et s'étendaient peu à peu, s'organisant sur le modèle des autres communes.

Quand les rizières d'une commune s'avéraient insuffisantes à nourrir la population devenue trop nombreuse, des individus demandaient en leur nom le droit d'occuper les terrains en friche, pour y fonder une commune nouvelle, en s'engageant à payer l'impôt foncier après une certaine période de défrichement.

L’État favorisait ces défrichements pour étendre le domaine de la nation. Au XVIIIème siècle, la cour de Hué fut extrêmement large, dans les nouvelles terres cochinchinoises, sur la façon de gouverner le peuple. Les nouveaux colons étaient libres de leurs mouvements. Les lots de terre étant choisis, il suffisait d'en exprimer le désir au mandarin pour devenir propriétaire.

Une véritable organisation foncière n'intervint qu'à partir du règne de Gia-Long. On assista même au recrutement officiel de « soldats de la rizière » qui reçurent une part de terre en friche, du bétail et des instruments agricoles. Le remboursement des frais se faisait en nature, par le versement d'une certaine quantité de paddy aux époques de la récolte.

Des fermes agricoles furent constituées.

Une ordonnance de Tu-Duc prévoit un système de récompenses pour les fonctionnaires qui auront favorisé le défrichement des terres et l'établissement des communes dans les marches militaires des montagnes et dans les colonies agricoles.

C'est ainsi que les lais de mer ont été mis en culture au Tonkin. Tout le Sud-Annam et toute la Cochinchine ont été exploités suivant la méthode des colonies agricoles et des colonies militaires. L'application la plus étendue du système des « dô-diên » date du règne de Minh-Mang. Ces colonies furent dispersées par l'Amiral de Lagrandière, Gouverneur de la Cochinchine en 1867, et assimilées aux autres villages du territoire.

B – La colonisation française

Avec l'installation de l'autorité française, la grande propriété a fait d'énormes progrès.

Tout d'abord parce que de nouveaux besoins ont été donnés aux Indochinois et que ceux-ci sont désormais en mesure de trouver facilement l'emploi d'une grosse fortune en construisant des maisons à l'européenne, en envoyant leurs enfants faire des études en France, en achetant des automobiles, bref en accédant à toutes les catégories du luxe européen.

D'autre part, l'attitude du gouvernement s'est modifiée ; on a introduit le point de vue français de la propriété ; les mesures hostiles à la grande propriété ont été supprimées et ont été parfois remplacées par des mesures favorables, comme l'institution de concessions ; toute propriété constituée est inviolable et l'autorité ne peut plus la supprimer, sinon par la procédure précaire et coûteuse de l'expropriation.

Il est permis de poser que la conquête française, en engendrant l'accumulation des richesses privées en Indochine, a apporté dans un état de choses statique un triple bouleversement d'origine juridique, économique et social.

Soulignons que la grande propriété s'est développée, non seulement au profit des Français, mais également à celui des autochtones. Par ailleurs, un véritable prolétariat agricole est né, s'accroissant rapidement par le double jeu de l'excédent des naissances et de la mauvaise gestion des petits possédants.

Le phénomène toutefois présente des caractères très différenciés du Nord au Sud, fonction à la fois de la densité de l'habitat rural et de l'étendue des terres disponibles.

1°) Tonkin et Annam.

Le Delta du Tonkin, ainsi que les plaines côtières de l'Annam, quoiqu'à un moindre degré, sont caractérisés par un extrême morcellement du sol.

Selon Gourou, il existe dans le delta tonkinois au moins seize millions de parcelles. La province de Bac-Ninh compte 1 500 000 parcelles couvrant une superficie cadastrée de 102 000 ha (14 parcelles à l'hectare, Oha680 par parcelle).

La seule province de Bac-Ninh, qui couvre 1 074 km2, comprend plus de parcelles que toute la Cochinchine qui a pourtant une superficie totale de 64 700 km2.

Certains villages du Tonkin comptent plus de parcelles que toute une province de Cochinchine : la province de Gocong a seulement 10 000 parcelles et certaines communes tonkinoises dépassent ce chiffre.

Concernant la répartition de la terre, l'ouvrage « Économie Agricole de l'Indochine », rédigé vers 1930, donne les proportions suivantes :

- petite propriété : 630 000 ha

(moins de 5 mâu – 1ha8)

- moyenne propriété : 420 000 ha

(5 à 50 mâu)

- grande propriété : 260 000 ha

(plus de 50 mâu)

Précisons que 586 000 propriétaires possèdent moins d'1 mâu (3 600 m2).

On voit donc que dans le Nord, l'extrême division des rizières et la petite propriété individuelle, suffisant à peine aux besoins de familles généralement nombreuses, prédominent largement. D'un autre côté, toute la terre cultivable est déjà civilisée, de sorte qu'il est difficile d'envisager de conquérir sur la nature un espace vital supplémentaire. En sorte qu'une redistribution éventuelle des terres, si elle peut faire dans des cas particuliers œuvre salutaire de justice sociale, n'offrirait par contre dans l'ordre économique qu'une portée très limitée.

2°) Cochinchine.

Tout autres sont les données du problème agraire dans le Sud-Viet-Nam, terre de civilisation relativement neuve, à densité de population beaucoup plus faible, et où de vastes espaces, notamment dans l'Ouest Cochinchinois, attendent encore la mise en culture.

Au Sud-Vietnam, la superficie des rizières couvrait avant 1945 à peu près la moitié du sol. Région essentiellement agricole, les 4/5 de la population y exercent la profession de cultivateurs.

Aux deux zones de culture, le Cisbassac, terre de colonisation relativement ancienne, et le Transbassac, terre de colonisation récente, correspondent les modes différents de teneur et d'exploitation du sol. Les rizières du Cisbassac sont très morcelées et caractérisées par la prédominance de la petite propriété ; très souvent le cultivateur est propriétaire de la terre. Dans le Transbassac au contraire domine la grande propriété et le système de métayage.

Selon les statistiques d'avant-guerre, le Sud Vietnam compterait approximativement 200 000 propriétaires. Les grands domaines de l'Ouest, résultant d'une politique de vastes concessions assortie d'importants aménagements hydrauliques, sont entre les mains des propriétaires vietnamiens dans la proportion de 9/10. La part revenant aux propriétaires français représente l'autre dixième.

À ce propos, si dans l'Est de la Cochinchine, on retrouve les traits essentiels de l'économie du Nord et du Centre Vietnam, l'Ouest de la Cochinchine, par la spécificité des problèmes qu'il pose, mérite une étude particulière. Il est constant au reste que les réformes envisagées par les divers gouvernements de ce pays visent au premier chef le cas particulier du paysannat de l'Ouest du Sud-Vietnam.

Le peuplement est récent et relativement dilué : 80 à 100 ha au km2.

Les façons culturales sont sommaires : le riziculteur peut, avec le seul appoint de la main-d’œuvre familiale, mettre en valeur 6 à 8 ha. C'est le régime de la culture extensive par excellence.

Civilisé sous l'impulsion française, l'Ouest de la Cochinchine est le grenier à riz du Vietnam. Il fournissait en 1939 un contingent exportable d'un million de tonnes de riz.

Replacé dans la perspective historique du mouvement de colonisation, le régime latifundiaire qui prévaut apparaît comme l'instrument obligé de la progression de la riziculture.

Les terres neuves de l'Ouest cochinchinois n'ont pu être aménagées qu'au prix de travaux d'hydraulique agricole importants : canaux de drainage, barrage, ouvrages destinés à empêcher les remontées d'eau salée.

En outre, elles ne peuvent être purgées de leur sels d'alun qu'après de nombreux labours ; la culture n'est rentable qu'après trois ans d'efforts.

Le seul énoncé de ces travaux et servitudes suffit à indiquer que la mise en valeur du sol exige des mises de fonds importants et que, pour l'amortissement des ouvrages, cette opération doit être entreprise d'emblée sur de vastes tenures.

Le mode d'exploitation s'apparente au métayage et au colonat partiaire français ; mais il en diffère par des traits absolument originaux : c'est le tadiennage.

On appelle tadiên celui qui cultive une terre appartenant à autrui, avec l'appoint de la seul main-d’œuvre familiale, qui reçoit du propriétaire du sol certaines avances au début et en cours de campagne, et qui doit lui verser une redevance en nature et en argent.

La grande différence du tadiennage et du métayage français est que le contrat donne à la redevance le caractère d'une dette arrêtée « ne variatur » au début de la campagne, indépendante du sort de la récolte. Les pertes jouent au seul détriment du fermier, qui ne peut éteindre sa dette et risque, par là, d'être grevé, des années durant, d'un passif hors de proportion avec son revenu. S'il s'acquitte en nature, la valeur de cette contribution sera évaluée non en pourcentage de la récolte, mais en valeur au cours du jour.

Les avances consenties par le propriétaire sont par ailleurs productives d'intérêts très élevés : 100 à 120% ; elle constitue la principale source de profit du propriétaire.

Il convient cependant de noter que les taux pratiqués ne sont pas exclusivement imputables à la recherche d'un profit excessif. Ils constituent pour le propriétaire une prime d'assurance contre les risques élevés d'une opération conclue avec des éléments souvent instables et une couverture contre la dépréciation du paddy, dans un pays où, par défaut d'organisation du marché, on enregistre des variations saisonnières extrêmes des cours céréalaires.

On pourrait s'étonner que la justice française, qui avait cours en Cochinchine, ne soit pas intervenue pour moraliser ces opérations : il s'agit en fait d'une obligation « sui generis », d'un faisceau d'obligations complexes qui, échappant aux normes du droit français, n'ont pu être jusqu'à ce jour efficacement sanctionnées.

C – La période actuelle.

Depuis 1945, à la suite des troubles consécutifs à la capitulation japonaise, d'importantes mutations de fait des rizières ont été opérées. Les rizières situées en zone rebelle ont été attribuées, dans le cas d'abandon ou d'éviction politique du propriétaire, à des occupants sans titre qui peuvent être d'ailleurs, dans les régions du fermage, les anciens fermiers même des domaines.

Les exploitants cultivent sous le contrôle et pour le compte du Viet-Minh et lui versent des redevances souvent supérieures à celles que percevaient autrefois le légitime propriétaire. La seule différence en somme est que le Viet-Minh a procédé d'autorité à des transferts de propriété qui donnent l'illusion aux paysans bénéficiaires qu'ils ont accédé à la propriété individuelle.

Dans d'autres secteurs, et sur des superficies parfois très importantes, les occupants sans titre ont été installés à la diligence et sous la protection de partis politiques divers, qui pour être nominalement ralliés au gouvernement légitime n'en inscrivent pas moins leurs activités économiques en marge de la légalité.

C'est ainsi que les Caodaïstes contrôlent de larges zones dans l'Est cochinchinois, tandis que les Hoa-Hao se sont taillés un fief à cheval sur le Mékong-Bassac.

Quelle qu'en soit l'origine, cette dépossession de fait est un élément nouveau et capital des règles qui régiront, lorsque la paix sera complètement rétablie, les rapports entre fermiers et propriétaires.

À ce phénomène tout circonstanciel, mais dont le Gouvernement légal sera bientôt obligé de tenir un compte exact pour éviter de sanglantes jacqueries, s'ajoute la conjoncture indéniablement révolutionnaire que traverse le Viet-Nam, la nécessité pour les gouvernants d'asseoir leur prestige personnel et leur autorité sur de larges concessions aux aspirations de la masse, dont la principale est évidemment, chez un peuple de paysans, le désir profond et tenace du cultivateur de se voir envoyer en possession définitive de la terre que ses bras mettent en valeur.

C'est cette double considération d'une légalisation inéluctable d'une situation de fait, et d'une promotion opportune de mesures de justice sociale, qui inspire la réforme agraire que le Gouvernement Nguyen Van Tan, reprenant au reste en cela des promesses de ses prédécesseurs immédiats, s'efforcent aujourd'hui de faire passer dans les faits.