Rencontre de l'Extrême-Asie  

Terre imprégnée d'humanité

J'ai quitté l’Indochine, mais l'Indochine vit dans mon cœur. Au cours d'une existence très voyageuse, ai-je jamais tant aimé un pays ? J'ai trouvé au Viet Nam un accord préétabli avec moi-même.

Terre imprégnée d'humanité, vos morts ont fait votre visage. Depuis des millénaires les hommes ont façonné le paysage de la rizière, ils ont modelé de terrasses ses pentes, et depuis des millénaires ils les ont jalonnées de temples. Aucun fleuve que ne le sillonne une barque, et même la mer, quand je la survole, est comme piquetée de sampans et de jonques.

L'homme, je le vois partout. Sur la rizière, c'est un archipel de villages et de bourgades. Là une pagode, ici une église, mais toujours la marque de l'homme, et le long de la diguette la procession des chapeaux coniques. Austérité pourtant de ces calcaires chevelus trouant d’ombre le miroitement infini des plaines, mais si hostile qu'apparaisse leur profil ils ne sont qu'accident dans la marqueterie vert sur vert du jeune riz, comme est accident également la soutache rose des fleuves.

Le dernier soir de mon séjour, le chauffeur auquel jusque là je n'avais pas prêté grande attention m'a emmené à sa guise. Comme j'étais plongé dans mes réflexions, j'avais oublié de lui indiquer le but de ma course : il l'a déterminé lui-même et lui-même il a composé le pèlerinage de mes sites privilégiés. Plus qu'aucun autre peuple, le vietnamien a l'intelligence de la sensibilité.

Et par la grâce de mon chauffeur, nous revoilà, au marché chinois de Cholon, si intensément exotique que j'y allais uniquement pour me griser de dépaysement. Les tac-tac, ces petites voitures attelées de chevaux nains et que les paysans surchargent, brinqueballent un amoncellement extravaguant de femmes et de paniers ; les commères jacassent, se disputent, hurlent à un diapason si élevé que c'est miracle si leur voix ne se brise pas ; les enfants nus jouent pêle-mêle dans les excréments ; tout cela vibre, tout cela crie, et, disons-le, tout cela sent assez mauvais ; mais tous les visages, dès que je les regarde, s'éclairent d'un sourire. Ce sourire, j'en déchiffre mal le sens, mais il crée d'eux à moi une connivence. Et puis, c'est encore ce sentiment de l'humanité, cette foule qui nous entoure comme une mer. En Orient on est dans l'humanité comme dans un bain. Un réseau humain fluide  et dense comme une eau vous enserre, vous enroule, vous pénètre.

Mon chauffeur m'emmène encore. Il me fait longer cet arroyo où vit un immense village amphibie. Une confusion de masures et de sampans le recouvre. On n'aperçoit que par flaques son eau brunâtre, épaisse, pustuleuse. Paysage tout de noir et de gris – noirs les sampans, noires les masures, grises les toitures et les voiles – mais que relève d'une tâche rose un chargement de noix de cocos. Et là encore, jusque sur l'eau, ce déferlement humain...

Au fur et à mesure que vient le soir, se fait plus insistante dans les rues de Cholon, l'odeur d'opium... Mais déjà mon chauffeur m'a mené vers le port. Il sait que je l'aime à cette heure précise où le jour et la nuit se rejoignent. Les hauts bateaux s'allument, ponctuant d'or l'atmosphère laiteuse. Vaisseaux de haute mer, insolites dans ce paysage de plaine. Les quais ont été comme envahis par la ville. Des traitants ont dressé des tables. À la lumière des photophores ou d'ampoules nues, Saïgon s'entasse au bord du fleuve.

Voilà tout ce que mon chauffeur m'a emmené revoir ce soir, voilà la griserie humaine qu'avec l'intelligence de sa sensibilité, il m'a restitué... Et pourtant, même ce dernier soir, je ne me détacherai pas complètement de la politique : ce peuple vietnamien que j'ai tant aimé, je tremble pour lui. Son sort est entre ses mains que je sens encore débiles à le guider. Ce peuple composite, au carrefour des civilisations hindoue, chinoise et française a une mission irremplaçable. L'accomplira-t-il ? Yahweh demanda dix justes pour sauver Sodome. Le sort du Viet Nam au-delà du corps expéditionnaire, au-delà de son indépendance, au-delà du remous des sectes et de confessions, au-delà même de son Empereur et de son ??? Gouvernement dépend de ces quelques hommes qui sauront vraiment se donner pour leur patrie, dont le nationalisme ne sera pas déguisement du communisme ou verbalisme, mais foi patriotique, ascèse, sacrifice. Si le Viet Nam possède cette poignée de justes, si de jeunes hommes se risquent  pour lui et non pour quelque idéal contreplaqué de l'extérieur, s'ils se compromettent dans leur peuple et pour leur peuple, ce pays est sauvé. Quelques chefs de districts et quelques chefs de province intègres et donnés : le Viet Nam vivra.

Et nous, nous le suivons dans ces premiers pas d'indépendance, comme on suit ses enfants grandis avec qui on doit être...