Amérique amicale

 

Climats numéro 13-14/2/1946

 

J'ai trouvé un job. « Ah ! oui ! Jimmy a un bon job. » « Entrez dans les chemins de fer, vous y trouverez de bons jobs. » L'Amérique vit dans l'obsession du job. Ici on ne cherche pas une situation qui, outre la sécurité qu'elle Vous assure, Vous classe socialement. On n'entreprend pas une carrière... Non... On trouve un job. Un job c'est une tâche dont la durée importe en somme assez peu, et qui se mesure en dollars à la semaine (tout le monde compte à la semaine, aux États-Unis. On vit à courte échéance). Un job c'est vendre des journaux, être ministre, mécanicien, vedette de cinéma ou encore cirer les chaussures. L'Amérique a connu la disparition du job. Ce fut cela malgré tout pour « l'homme de la rue », la grande crise de 1930 : il n'y avait plus de jobs. Est-ce l'inquiétude affreuse alors ressentie qui donne à la recherche du job son caractère frénétique ? Tout le monde court après le job : le collégien qui vent des magazines pour se payer des vacances, la femme de bonne condition qui en cherche un deux heures par jour afin de s'offrir des renards, le vieillard qui ne peut plus être que liftier, tout le monde...

Peu importe la nature du travail offert. On entrera aussi bien chez un épicier que chez un banquier. L'Américain est instable : il a toujours vécu dans dix villes et exercé une quinzaine de métiers. Au reste, le mécanisme social est à la fois si simple et si décomposé que chacun peut exercer n'importe quelle profession. Il suffit chaque fois de quelques gestes à apprendre. Être un engrenage ici au lieu de là, au fond, qu'importe …

Et puis chacun de ces jobs peut mener à la fortune. Avoir vendu des ice-creams ou des journaux, ce n'est jamais une tare. On accède à la fortune par cette voie aussi bien que par une autre. Un peu d'optimisme, mon petit gars, tu seras peut-être milliardaire...

Mais à Hollywood la hantise du job atteint son paroxysme. Moins violent est le tourbillon qui dans l'enfer de Dante emporte les luxurieux. Hollywood n'a plus de loisirs, ni pour la vertu, ni pour le vice. Combien sont-ils à guetter le petit bout de rôle qui les mènera vers la fortune ? On murmure des chiffres fabuleux. Un tel gagne cinq cent mille dollars par an, un tel un million. Et le jardinier suit les cours du soir pour être acteur. Et le chauffeur de taxi était figurant l'année dernière (sept dollars par jour) : il ne rêve que l'être à nouveau. La ville entière est fascinée par un mirage d'or et de célébrité. Los Angeles, agglomérat de maisons basses et sans style, de sable et de palmiers, mais que tyrannisent, fascinent, les studios.

Prélude à l'enfer, vraiment. Ici tout est faux. Les habitations sont aussi factices que les décors (ne m'est-il pas arrivé de les confondre?). La religion du cinéma, comme elle a ses lévites et ses diacres obscurs, a ses pontifes. Ne sont-ils pas les plus obsédés ? Vedettes levées dès cinq heures pour le maquillage, l'habillage, et qui, harassées, n'auront pour déjeuner qu'une courte pause, pour reprendre un après-midi de répétitions. Car à Hollywood on répète sans cesse. C'est l'affreux de ce travail. Tout y est fragmenté, brisé. On reprend dix-huit fois la même minute de film. On ne sait même pas à quoi elle se raccorde. On tourne, et c'est la ronde infernale.

J'ai assisté à la liturgie tragique de Hollywood. Dans un immense hangar, il règne une chaleur de soute. Les sunlights blessent les yeux. Et toute une foule d'acteurs et de figurants répète inlassablement le même geste. Attention : on tourne. La foule s'anime, factice. Cette animation se fige brusquement. On recommence. L'orchestre reprend les trois mêmes mesures, plus irritantes dans leur répétition que le boléro de Ravel. La vedette pose et laisse alternativement son sourire.

J'ai fui. Mais tout n'est-il pas faux aussi dans le paysage de Los Angeles ? Il ne nous accordera aucun repos. Un soleil aussi dévorant que les sunlights mange la basse montagne. Les gazons, artificiels eux aussi, se fanent. Les fleurs retombent.

Et j'ai vu à Hollywood le plus triste spectacle : une enfance qu'on a volée. Elle est charmante cette vedette de quatorze ans, avec sa petite jupe de soie rouge et son corsage blanc. On la voudrait à bicyclette dans une de nos rues, allant au collège, sa jupe envolée par-dessus sa selle. Mais non... Elle tourne, elle aussi. Éternellement elle répète la même phrase. Elle n'a plus d'âge. Elle n'est qu'une petite bête tragique immolée pour donner aux hommes une minute d'émotion. Elle tourne...