Une marche vers l'Ouest

La Croix 5/1/1964

 

Quand, au hasard de mes périples, je rencontre mes amis africains, tous me posent la question : « La France maintiendra-t-elle sa politique d'aide à l'Afrique ? Son assistance aux pays sous-développés survivra-t-elle au général de Gaulle ? »

On comprend l'inquiétude d'hommes qui continuent à regarder de très près les choses françaises ; l'opinion publique, chez nous, se montre, en effet, sur ce plan assez contradictoire et déroutante. Les campagnes en vue de remédier à la faim du tiers-monde l'ont touché. Bien des milieux, et notamment les milieux chrétiens, ont compris leur devoir. Mais, en même temps, on s'irrite de l'aide qu'apporte notre pays.  On a un peu l'impression d'être grugé et de contribuer plus à l'édification de palais qu'au bien-être des masses. Le Français n'est pas si fier de participer plus que les autres peuples au développement du tiers-monde. Il s'émeut de devoir supporter une telle charge, alors que sont désormais amortis les effets d'une dévaluation réussie et qu'il affronte les concurrences du Marché commun.

Tout cela n'est pas sans fondement, et pourtant les polémiques qui s'expriment à travers la presse ou dans les livres, comme celui de M. Bonnefous, les Milliards s'envolent, sont inquiétantes et injustes. Elles sont inquiétantes, car tous les continents pâtiraient des désordres inévitables dans une Afrique qu'on abandonnerait soudain au milieu du gué qui la mène vers le progrès. Elles sont injustes car presque toujours elles exagèrent l'ampleur de l'effort français. En effet, si le président Senghor a commis une erreur quand, dans un discours fameux, il a prétendu que toutes les sommes versées par la France aux États africains revenaient à celle-ci, la vérité c'est qu'à peu près la moitié d'entre elles, rémunérant des services français, retournent dans notre pays et diminuent d'autant notre effort. Et c'est bien ainsi, car une charge plus lourde eût été rejetée depuis longtemps. C'est bien ainsi, car au passage cet argent français féconde son pays de transit : ce n'est pas parce qu'un fleuve a sa source et son embouchure en dehors du pays traversé qu'il n'y meut pas les turbines.

En fait, la crainte de dilapidation, fondée sur quelques exemples célèbres, ne devrait pas plaider contre l'aide apportée, mais pour une surveillance de son emploi, autrement dit pour cette « aide liée » en faveur de laquelle conclut le « rapport Jeanneney ». Cette surveillance ou liaison de l'aide n'a, au surplus, rien d'humiliant pour son bénéficiaire – et les Africains le comprennent bien – à la fois parce qu'elle est à coup sûr une condition de fait pour sa pérennité, et à la fois parce qu'un don se peut toujours refuser quand ses conditions ne conviennent pas.

Mais laissons de côté cette question controversée. Les Français sont un peu légers de ne voir que ces dilapidations pas si nombreuses, et non pas les résultats quand même brillants qu'ils ont obtenus dans le développement d'un continent que la nature n'a pas favorisé. On pourrait, sans exagération, parler d'une « marche vers l'Ouest française ». Je n'en citerai qu'un exemple : l’œuvre des Instituts de recherche aux noms barbares et cacographiques, IRCT, IRHO, BDPA, IRAT, etc. Des cultures ont été introduites, véritables créations de richesse. Des méthodes ont été enseignées, des outillages adaptés, des hommes ont été formés. Et par là nous avons fait encore plus que par les dons auxquels nous porte notre bon cœur, car rendre des hommes aptes à vivre par eux-mêmes, c'est beaucoup mieux que de les alimenter de cadeaux. Voilà ce que ne voit pas une campagne dont l'orchestration se fait chaque jour plus retentissante. Elle ne voit pas que, contre la faim dont on est quand même d'accord pour écarter le spectre, notre aide publique a effectivement œuvré. Elle ne voit pas qu'il est contradictoire de s'apitoyer sur les petits enfants au ventre ballonné et de crier contre l'assistance française au tiers-monde.