Rapport de mission – Maroc – Afrique Noire

II – Afrique Noire

1°) Impressions générales.

Dans toute l'Afrique, nous avons trouvé une situation assez confuse. Peut-il en être autrement quand toutes les structures sont remaniées à la fois. La Communauté, encore imprécise se substitue à l'Union Française. Des États ont accédé à l'indépendance : Togo, Guinée, et demain le Cameroun. Les anciens cadres fédéraux d'AOF et d'AEF sont éclatés. Le climat d'incertitude politique est tel qu'il paralyse l'économie.

Éléments d'optimisme.

Pourtant, même dans cette confusion, nous avons pu déceler des facteurs d'optimisme. En premier lieu, grâce à la loi-cadre, puis à la Constitution, l'Afrique Noire a, si on peut dire, doublé le cap de l'affaire d'Algérie. Cette affaire hante les cerveaux africains, même si jamais ou presque, aucun homme politique ne prononce ce mot. Pourtant, la mise en œuvre des nouvelles institutions, les satisfactions qu'ils pensent y trouver ont distrait les Africains de toute velléité d'intervention. Quand on sait le risque de contagion, représenté à la fois par les « solidarités coloniales » et par l'Islam, c'est un résultat que tout observateur impartial doit enregistrer. Par une constante relance politique, on a détourné le fléau.

D'autre part, si l'Afrique est troublée, si, le vernis colonial craqué, remontent en surface les vieilles sociologies, les luttes tribales avec toute leur brutalité, du moins, de Dakar à Fort-Lamy, n'avons-nous jamais trouvé trace de la moindre hostilité contre la France et les Français. Au contraire, jusque dans les faubourgs les plus tumultueux, nous n'avons trouvé que bon accueil et sourires. Passer aujourd'hui de Brazzaville à Léopoldville est frappant. En deçà du Congo, la bienveillance que nous venons de dire, au-delà, des visages de haine, des pierres dans les voitures.

Graves incertitudes politique.

Pour augurer de l'avenir africain et, en conséquence, de la permanence de ce débouché, ces deux facteurs ont une importance capitale. Malheureusement, nous le répétons, pour le présent règne la plus grande confusion.

Cette confusion résulte surtout d'un éclatement des Fédérations qui semble n'avoir pas été assez préparé. Ces constructions juridiques étaient à coup sûr artificielles, mais depuis cinquante ans, on était accoutumé de vivre dans leur cadre, et dans leurs limites s'était créée toute l'économie africaine. Nous n'avons pas à discuter ici la valeur politique de cet éclatement. Mais constatons qu'aujourd'hui, nul ne sait quelles seront demain les frontières des États africains. Des barrières douanières multipliées hérisseront-elles ce continent ?

En AEF, le principe d'une Union douanière est acquis, mais on ignore ces modalités. En AOF, on n'en est même pas là, et si parfois, dans leurs discours, les hommes politiques y font allusion, nul, à l'exception d'une proposition assez floue de la Mauritanie, n'a avancé le moindre projet un peu concret. En attendant, chaque État élabore dans le disparate sa législation fiscale. On en arrive à des anomalies, telle que l'histoire, partout répétée, des cigarettes de Dakar. Cette ville possède une fabrique de cigarettes. Celle-ci ne vend plus rien au Sénégal où la fiscalité est lourde, mais tout sur le Soudan où elle est plus légère. Et les cigarettes reviennent en fraude au Sénégal.

D'ailleurs que vont être ces fiscalités entre les mains de jeunes États qui possèdent des hommes politiques subtils, mais point d'économistes (à l'exception de M. Mamadou Dia, au Sénégal) ? Également, que vont devenir les entreprises montées à Dakar, si elles sont réduites au seul débouché du Sénégal et du Soudan, alors qu'elles accusent déjà durement l'amenuisement du marché guinéen ?

Toutes ces incertitudes ont une cause de récession. Elles frappent une économie déjà un peu affaiblie par la médiocrité des dernières récoltes.

Immobilité des structures économiques.

Remarquons pourtant que si l'Afrique est, sur le plan politique, au plein d'une évolution dont on connaît mal le terme, on est frappé, au contraire, par l'immobilité des structures économiques. Le cadre traditionnel des transactions, marqué par l'intervention en cascade de la Grande Compagnie, du Syrien, du dioula ou du market boy, demeure inchangé et ne semble pas promis à une très proche évolution. L'économie ne « s'africanise » pas, et ne peut pas s'africaniser, car tous les cadres du pays sont absorbés par la politique ou l'administration. Tout ce qui commerce reste dans ses limites habituelles, et ne peut guère en sortir : le dioula et l'haoussa ne vont pas en effet jusqu'à l'idée de propriété commerciale. Chaque affaire existe en soi. On y « rafle » tout ce qu'on peut sans souci de se ménager un client pour demain.

Pourtant un essai s'annonce assez timide, mais plus sur le plan de l'achat des produits de la terre que sur celui de la vente. Il a grande chance d'aboutir un jour à des modifications plus profondes. En effet, les hommes d'État africains sont passionnément hostiles à l'économie de traite. Ils tentent d'y substituer d'autres méthodes de commercialisation des récoltes, au prix d'ailleurs de lourds mécomptes. Toutefois, le Soudan semble avoir monté un organisme susceptible d'efficacité : ce mouvement est si certain que d'ores et déjà, certaines Compagnies ont renoncé à la traite, se consacrant exclusivement à leur activité commerciale de vente. Ainsi, le troc de la récolte contre la pacotille, illustré par certains romans d'avant-guerre, semble destiné à disparaître, sans que pourtant, le commerce proprement africain se développe.

Cependant, au Cameroun, les Market Boys, dont le Gouvernement essaie de limiter l'intervention à l'achat, sont poussés par ce même gouvernement à se consacrer à la vente. Certains d'entre eux y réussissent et au moins une grande banque procède à leur recensement en vue de voir s'ils pourraient bénéficier de son crédit. La difficulté de lui faire crédit est d'ailleurs une grande entrave au développement du commerce proprement africain, et tel que le circuit traditionnel paraît destiné à une durée quand même assez longue.

L'évolution économique la plus marquée est à la fois dans la tendance du paysan à échelonner ses achats et dans de nouvelles orientations de ses dépenses. Sans doute, le paysan est-il toujours soumis à la tentation de dépenser d'un seul coup le fruit du travail d'un an qui lui est payé en un jour. Il y résiste mieux pourtant, et justement parce qu'il s'oriente vers de nouveaux biens, qui vont de l'amélioration de l'habitat, à la bicyclette, pour lesquels une certaine thésaurisation lui est nécessaire. Ce mouvement coïncide avec, surtout dans les villes, le développement du crédit à la consommation qui détourne le courant antérieur d'achat au profit du petit équipement ou de véhicules légers.

Bas niveaux de vie paysan.

Cela dit, ces mouvements sont amorcés plutôt que réalisés. Nous les indiquons comme les orientations d'une conjoncture lointaine. Un fait d'ailleurs suffirait à imposer l'immobilité : le pouvoir d'achat constamment bas de la masse. Les villes africaines ne doivent pas faire illusion : elles masquent un fond de misère campagnarde peut-être accrue. Le revenu national des États africains de la Communauté s'est augmenté de 50 à 70% depuis dix ans, mais sans entraîner l'élévation du niveau de vie paysan. On croirait qu'une sorte de mur invisible oblige l'argent versé dans ces territoires à demeurer enfermé dans le circuit moderne des villes, sans qu'il puisse se répandre vers une brousse qui manque de toute structure économique pour l'accueillir. Ce pouvoir d'achat tend d'autant plus à s'affaiblir que la croissance démographique de l'AOF, moins connue que celle d'Algérie, est tout aussi spectaculaire. Dans cette Fédération, l'excédent des naissances sur les décès est de 400 000 âmes par an.

Non seulement le bas niveau de vie du paysan restreint le marché, mais il le fausse. L'Africain, chacun le sait, est, en tissus, un connaisseur. Il aime la qualité : son goût, très sûr, le porte vers elle. Malheureusement, l'exiguïté de ses moyens le contraint souvent à rechercher, d'abord, le bas prix. Mais, pouvant rarement renouveler sa garde-robe, il est sensible à l'usure rapide et se déprend des basses qualités qu'il s'est trouvé contraint de rechercher. C'est ainsi que des fibrannes à bas prix ont dégradé le marché de cette sorte de tissus. Dans certains pays, notamment la Guinée, c'est un vrai refus qui apparaît d'ailleurs dans les statistiques douanières et que tous les commerçants m'ont décrit. On doit donc prendre garde de ne pas se laisser tenter par les facilités d'une politique de basse qualité à bas prix, car on risque de provoquer chez l'Africain des dégoûts durables.

Nous avons vu dans l'incertitude politique et administrative, dans la médiocrité des récoltes, des causes de récession. Il en est une autre, moins grave, mais qu'on ne peut passer sous silence : les européens ne dépensent plus sur place que le minimum nécessaire. Sentant leur présence précaire, ils « accumulent du CFA » pour s'acheter une habitation en France. Je tiens de directeurs de maisons de commerce que certains de leurs employés se privent même sur la nourriture, au point de nuire à leur santé. Le « colonial », hier gaspilleur est soudain devenu parcimonieux. Ce fait se conjugue avec un autre, de moins de conséquence pour notre profession : l'annualité du congé. Nul ne se soucie d'acheter Outre-Mer, au moins à double prix, ce qu'il peut trouver chaque année en France. Mais, sur ce point, il ne s'agit que d'un déplacement de courant d'affaires.

Enfin, la diminution des investissements est, elle aussi, une cause de récession. Ils sont, à l'économie africaine, comme une transfusion sanguine. Pour faire face à d'autres dépenses, la France a dû réduire ses investissements Outre-Mer. On en sent forcément le contrecoup.

2) Principaux problèmes.

Je viens de décrire le contexte général dans lequel s'est situé ma mission. Nous en aborderons maintenant certains aspects plus particuliers.

La fraude en régression.

Et d'abord la fraude douanière. Certes, elle dure toujours et cause un tort évident à notre Profession. Pourtant, dans tous les États où je suis passé, j'ai recueilli la même information : elle a diminué très sensiblement.

Son recul est dû certainement à la faiblesse actuelle de nos prix. La fraude disparaît dans la mesure où elle est moins payante. Le début de protectionnisme des Territoires Britanniques voisins contribue aussi à la restreindre. On doit d'ailleurs distinguer entre deux sortes de fraudes douanières. L'une est purement spéculative. Elle naît d'un seul désir d'éviter les droits d'entrée ou de passer outre au contingentement. Cette fraude là, je le tiens de multiples témoignages, est en régression. Par contre, semble demeurer inchangée de que j'appellerai la fraude traditionnelle, née de circuits commerciaux ancestraux. En général, elle est liée au trafic du bétail. Je suis, pour ma part, persuadé qu'avec un peu de courage des autorités françaises et autochtones, la fraude spéculative, ou du moins ce qui en subsiste, pourrait être éliminée.

On empêchera sans doute jamais un certain trafic par les sentiers. En développant un peu la douane, en l'intéressant plus à la répression, on pourrait au moins éviter le trafic par les routes, susceptible d'une plus massive importance.

Quant à la fraude traditionnelle, je ne pense pas que le contrôle douanier soit son vrai remède : plutôt l'organisation de nouveaux circuits commerciaux. Il s'agit, avant tout, d'assurer une commercialisation de la viande qui évite l'exode sur pied du bétail hors de frontières. La création d'un abattoir à Fort-Lamy a certainement constitué un bon moyen de lutte contre le trafic clandestin. On peut craindre, malheureusement, que l'imminente construction d'un énorme abattoir en Nigeria Britannique, à Maidigouri, ne stimule à nouveau l'exportation du bétail sur pied, avec sa contrepartie de fraude sur les tissus. De même, au Nord Cameroun, la fraude nous a paru liée avant tout à l’inexistence de tout commerce dans cette région. La fraude se développe comme seul moyen d'approvisionnement. On est surpris qu'aucune maison de commerce ne paraisse avoir eu l'idée de sillonner cette région par des camions-boutiques, pendant la saison sèche qui se trouve être aussi celle où le paysan détient de l'argent. Par cette initiative, tout un trafic, qui n'est même pas clandestin, pourrait cesser.

En fait, par moments, je me suis demandé si la fraude, dont le commerce reconnaît plus facilement le déclin que l'administration, ne tourne pas à l'alibi. Elle justifie toutes les politiques de facilité. Elle prétexte toutes les entorses à la protection douanière.

Or, ces facilités et entorses, additionnées et multipliées, m'ont paru revêtir aujourd'hui une importance plus grande que la fraude elle-même. Tout au long de cette mission, j'ai dû lutter contre cette politique de relâchement. Il s'est agi parfois de licences de complaisance aux confuses imbrications politiques. Mais certaines de ces politiques de facilités sont, si je puis dire, institutionnalisées sous forme de trafic frontalier autorisé. C'est ainsi, qu'en République du Congo, sous prétexte de consommation familiale, chaque membre de chaque famille frontalière, peut entrer, en sus du contingent, 5 000 Frs CFA par semaine de tissus.

La Chambre de Commerce de Brazzaville a fait une enquête d'où il ressort que pendant la fermeture de la frontière congolaise par les belges (à la suite des émeutes de Léopoldville), le chiffre d'affaires des maisons de la place a brusquement haussé en moyenne de 30% pour retomber dès que la frontière a été rouverte. Voilà qui tend à rendre vains les efforts méritoires accomplis par la douane ces derniers mois pour mieux surveiller les rives du Congo. Citons encore, parmi ces tolérances abusives, la pratique, au Tchad, des « certificats de bétail » et des « licences de compensation ». Ces dernières n'ont, au surplus, aucune base juridique, reposant sur un arrêté du Haut-Commissaire dépourvu de toute légalité. Il y a là un péril pour le franc CFA qui a été signalé au Ministère des Finances. Mais, jusqu'à présent, celui-ci ne semble pas soucieux de faire cesser cette contravention au contrôle des changes.

La fraude douanière je l'ai dit, m'a paru souvent moins grave que de prétendus remèdes, dussé-je paraître irrévérencieux, je comparerai à l'attitude de Gribouille se jetant à l'eau pour éviter la pluie.

Cela dit, les moyens de lutte contre la fraude douanière pourraient être développés. Il ne s'agit pas seulement de renforcer judicieusement le contrôle douanier, comme nous l'avons indiqué. Je tiens de certains directeurs des douanes locales qu'une réorganisation des services pourrait, sans accroissement des effectifs, permettre de bien meilleurs résultats. D'autre part, on se demande pourquoi en AOF, l'obligation de justifier de l'origine ne s'étend pas à tout le territoire, comme en AEF. De même, en AEF, nous avons pu constater l'heureuse collaboration de la Gendarmerie avec la Douane. Surtout, il conviendrait de modifier le Code des Douanes. Celui-ci permet de poursuivre les fraudeurs et leurs complices directs, mais non les intéresser à la fraude et ses instigateurs. Or, chacun sait que fraudeurs et complices ne sont que de pauvres hères à la solde de mercantis spécialisés dont les noms sont sur toutes les lèvres.

  Marée asiatique et industrialisation.

Nous avons vu que certains remèdes contre les fraudes peuvent présenter autant de dangers que la fraude elle-même. On peut en rapprocher l'ouverture de contingents utilisables sur l'Asie en compensation de la non-cessibilité des EFAC. On est en droit d'être surpris que nous offrions nous-mêmes aux africains la tentation d'ouvrir leur marché à l'Asie au moment où de nouvelles institutions leur octroient plus d'autonomie. J'ai pu mesurer, dans bien des conversations, l'imprudence que représentait le fait que la barrière à l'Asie pouvait paraître non infrangible.

Pourtant, tous les ministres africains avec lesquels j'ai eu l'occasion d'aborder ces problèmes, se sont montrés très sensibles au risque de dégradation du marché que représentent les importations asiatiques. À peu près tous sont préoccupés d'industrialiser leur pays. J'ai pu, en règle générale, rallier leur adhésion aux arguments suivants :

1°) Notre Profession a déjà largement contribué à l'industrialisation de l'Afrique. C'est un effort qu'elle peut poursuivre, mais à condition que les entreprises existantes bénéficient d'un régime qui leur permette de vivre et se développer.

2°) On n'industrialise pas un marché dégradé. Tout effort de notre part suppose que le marché africain soit fermé aux produits asiatiques. Il suppose ainsi que cessent les déplorables tolérances frontalières que nous venons de dénoncer. Les africains sont maîtres de leur destin. S'ils n'y prennent garde, ils vont substituer au vieux Pacte Colonial avec l'Europe, qu'ils ont tant dénoncé, un nouveau Pacte Colonial, beaucoup plus rigoureux, au profit de l'Asie. Je l'ai dit : les hommes politiques d'Afrique sont sensibles à ce langage. Ils le seraient plus si, je ne sais pourquoi, certains de leurs Conseillers Techniques français ne les poussaient à des politiques de facilité.

Prépondérance allemande et méthodes commerciales.

Un autre fait apparaît frappant en AOF : la conquête de ce débouché par l'Allemagne Occidentale. Cette conquête a lieu, non seulement à notre détriment, mais encore plus au détriment des importateurs belges, suisses ou hollandais.

Cette conquête tient en partie aux prix assez bas que l'Allemagne a pratiqués ces dernières années, à une bonne adaptation du marché africain (que d'autres pays, comme la Suisse, n'ont su réaliser), mais surtout à une extraordinaire perfection des méthodes commerciales. L'Allemagne Occidentale a certainement poussé au maximum la productivité commerciale. Chez un importateur, on reconnaît, à première vue, une liasse allemande où chaque échantillon est enrobé de cellophane. Les cartonnages sont élégants et pratiques. Les références sont d'une grande clarté, telles qu'un profane s'y retrouve d'emblée. Chaque circulaire est toujours complète et ne nécessite jamais qu'on se reporte à une circulaire antérieure. Les prix sont toujours calculés au port de débarquement. On évite ainsi à l'acheteur de difficiles recherches.

On doit, en effet, comprendre la situation de la clientèle d'Afrique, très isolée, travaillant dans un climat inclément. Sur place tout renseignement est difficile à obtenir. Le travail doit donc lui être « mâché ».

D'autre part, l'Afrique est le continent où les relations humaines comptent. C'est aussi une conséquence de l'isolement. On a un fort intérêt à visiter cette clientèle et à créer avec elle des liens personnels. Les allemands l'ont compris. On en rencontre partout. Je sais que bien des maisons françaises accomplissent le même effort. D'autres se reposent encore trop sur la correspondance et les circulaires. Je crois particulièrement rentable des visites fréquentes au client africain et que nous avons encore un effort à accomplir dans ce sens.

De même, en Afrique, la présentation des articles joue un rôle prépondérant. La clientèle autochtone attache un prix tout particulier à l’emballage élégant, à l'enveloppe de cellophane. Je tiens de commerçants qu'ils vendent plus une chemise de sept cents francs bien emballée que six cent cinquante telle quelle. Cela vaut surtout pour la confection, me dira-t-on. C'est vrai. Je ne suis pas certain, pourtant, qu'il n'y ait pas une recherche à effectuer dans ce sens même pour les tissus.

Cet effort de « public relations » n'incombe pas seulement à la Profession : il revient aussi aux Pouvoirs Publics et aux organismes consulaires. Un Président de Gouvernement africain m'a fait remarquer, avec une légère nuance d'amertume, qu'il venait d'être invité à la Foire de Leipzig, mais ne l'avait jamais été à la Foire de Paris. Je crois qu'il y aurait, dans toutes nos manifestations commerciales, intérêt à une certaine présentation africaine et à y convier les autorités locales. Même quand, très heureusement, cette pratique existe déjà, on gagnerait à la rendre plus spectaculaire.

Confection, imprimés, etc...

Bien que la confection n'appartienne pas à notre Profession, j'ai souligné l'effort de présentation qui s'impose à la confection française. C'est que, d'une part l'africain se porte de plus en plus vers la confection. C'est, ensuite, que se développe sur ce plan une très pernicieuse concurrence : celle de Hong-Kong. Privé de ses importations d'écrus par le récent contingentement, Hong-Kong tente de regagner le marché par des articles confectionnés à bas prix (300 Frs CFA un beau blue jeans). Ce fait représente à un péril à la fois pour la confection locale, la confection française et notre Profession.

Il contribue à la crise que traverse, notamment au Cameroun, la confection locale. Les importations massives de friperie y concourent elles aussi. De lui-même, l'africain n'est pas très porté sur ces articles, mais les bas prix et son faible pouvoir d'achat l'y poussent. Nous avons partout attiré l'attention sur le danger de ces importations de friperie, pour lesquelles des contingents excessifs ont été octroyés en remplacement des EFAC. Non seulement, elles privent de travail les industries françaises, comme l'industrie locale, mais elles sont humiliantes pour l'africain. Il suffit d'avoir rencontré dans les rues de Treichville et de Poto Poto des Africains couverts de vieilles défroques zazous d'il y a cinq ans, d'avoir croisé des hommes  vêtus de vieux manteaux féminins vert-pomme ou rose tendre, pour comprendre ce que ces vêtements d'occasion ont de dégradant. Nous avons obtenu de certains journaux locaux, parmi les plus lus par les africains, la promesse de réagir et d'alerter leur clientèle.

Avec une vive satisfaction, j'ai pu constater que l'effort accompli par l'impression française commençait d'être apprécié, tout au moins par les maisons de commerce. Celles-ci, d'un bout à l'autre de l'Afrique, mais plus spécialement en AOF,  ont reconnu à l'envie la qualité de nos impressions, et très généralement, la valeur de nos dessins et de nos coloris. Elles n'ont pas caché que les délais de livraison des maisons étrangères étaient plus longs que les nôtres. Leurs seules réserves ont porté sur nos prix.

En AEF, on se heurte toutefois sur ce plan à une double difficulté. En premier lieu, l'exiguïté d'un marché dont les goûts sont pourtant très particuliers. Tous les spécialistes de l'impression connaissent bien ce point. En second lieu, la concurrence du Congo belge : c'est un point sur lequel nous reviendrons.

3°) Problèmes spéciaux à divers États d'Outre-Mer.

Si, au Sénégal, les points sur lesquels nous avons eu à intervenir, tant auprès des Ministres africains ou auprès de leurs conseillers techniques, se sont tous situés dans le cadre que nous venons de retracer, d'autres États poses des problèmes particuliers.

Conakry.

Et d'abord, dans l'absolu de sa neuve indépendance, la Guinée. La Guinée d'aujourd'hui c'est la personnalité exceptionnelle de M. Sekou Touré ; c'est ensuite un épais monceau de confusion et d'incertitude.

Que veut M. Sekou Touré ? Où entend-il mener la Guinée ? Toutes les hypothèses sont émises dans la potinière internationale que constituent le bar et le restaurant de l'Hôtel de France.

Voici la réponse, très provisoire et conditionnelle, qu'après une heure d'entretien avec lui, je suis tenté d'apporter.

M. Sekou Touré est marxiste et jusqu'au fond de l'âme. On peut même avancer qu'il est communiste. Il ne semble pas décidé pourtant à se soumettre à l'obédience soviétique. Un fait m'a frappé : dans son bureau, on ne voit qu'une seule photo, celle de Nasser. M. Sekou Touré, plutôt que vers une inféodation complète à l'Est, penche pour le neutralisme positif. L'axe de sa politique étrangère est situé sur l'amalgame afro-asiatique, et plus spécialement sur les pays musulmans.

Telle n'est pas la moindre raison pour ce marxiste, sans doute athée, de se livrer à un intense prosélytisme islamique. Outre qu'il dote son pays d'une idéologie plus accessible que le marxisme, lui-même se rapproche ainsi du Caire. Ce prosélytisme a un autre motif : les ambitions de Sekou Touré ne se limitent pas à la Guinée, d'autant plus que bien des difficultés internes peuvent le contraindre à une « fuite en avant ». L'Islam est un bon moyen d'influence en AOF, voire dans le nord de l'AEF. Ainsi atteindra-t-il les éléments traditionnels, tandis que son syndicat, l'UGTAN, travaille les masses semi-évoluées des villes.

En même temps (et tout cela converge), M. Sekou Touré, hanté par l'exemple de Mao Tse-Tung, entend repenser le marxisme à l'africaine. Il parle beaucoup, écrit énormément ; surchargé pourtant de besogne, il trouve le temps de prononcer des cours. Il se veut, avec toute l'autonomie intellectuelle et politique que ce terme implique, le Mao Tse-Toung de l'Afrique.

Telle est sa volonté, mais la confuse Afrique résiste. Les obstacles économiques, dans un pays très passif à la misère, ne sont pas les plus graves. Pourtant, la baisse très sensible (15% au moins) du niveau de vie, accentuée par une fiscalité érasante, pose problème. De même, les procédés dictatoriaux (remise de bons et non d'argent) utilisés pour la traite du café. On ne doit pas s'en exagérer la portée : le romantisme de l'indépendance, la conquête des places jadis occupées par les Européens, sont pour beaucoup une compensation, tout au moins pour la frange politiquement active de la population. Le vrai danger, pour Sekou Touré, réside dans une extrême gauche assez turbulente, qui voudrait, au lieu du neutralisme positif, une politique beaucoup plus soviétique. C'est un fait que le Gouvernement guinéen n'a pu briser une grève de transporteurs à Kankan, parce qu'elle était soutenue par l'UGTAN, dont pourtant M. Sekou Touré est le Président.

Nous nous excusons d'insister sur un aspect purement politique de la situation. Mais, dans le problème que pose aujourd'hui la Guinée à notre Profession, tout est politique. Les difficultés particulières que nous rencontrons sur ce marché n'ont de solutions que dans les rapports de Gouvernement à Gouvernement.

La première de ces difficultés a d'ailleurs sa source dans la politique étrangère même de la Guinée. Si, en effet, le Gouvernement guinéen a souscrit avec l'Est des accords commerciaux, c'est avant tout pour peser sur la France avant la négociation des conventions franco-guinéennes. Ces accords commerciaux sont techniquement absurdes. C'est ainsi, pour prendre un exemple hors de notre Profession, que la guinée vient d'importer de Tchécoslovaquie un stock de matériel hygiénique, dont les pas ne coïncident pas avec ceux ces installations existant en Guinée. Pour les tissus de coton, à peine quelques qualités correspondant au marché guinéen, et les prix sont sensiblement plus élevés que les nôtres.

Seul l'accord avec l'URSS pourrait offrir des dangers, dans l'hypothèse d'une libre concurrence. Malheureusement, M. Sekou Touré s'est engagé pour des importations qui représentent la consommation normale de son pays pendant cinq mois et nous avons vu que le niveau de vie a baissé, donc que ces importations représentent une part encore plus grande du marché. On peut craindre que le Gouvernement guinéen prétende écouler de force ces produits venus de l'Est, soit en organisant la disette, par la fermeture aux autres importations, soit en obligeant le commerce à les absorber, au besoin par des procédures de jumelage.

En principe, les conventions franco-guinéennes nous garantissent contre ce risque. Nous souhaitons que le Gouvernement français ne laisse pas la Guinée commettre des entorses et grignoter les conventions qu'elle a conclues en pleine indépendance. Car, le risque demeure, compte tenu de la tendance certaine du Gouvernement guinéen à établir le monopole du commerce extérieur.

De même, il conviendra que le Gouvernement français montre la plus grande vigilance lors de l'établissement du nouveau tarif douanier que la Guinée est en train de préparer. Les conventions disent expressément que les produits français doivent être « privilégiés ». Mais, le Gouvernement guinéen a, par ailleurs, souscrit des accords octroyant à certains autres pays le bénéfice de la clause dite de la « nation la plus favorisée ». L'application de cette clause, si elle signifiait un alignement avec le régime des produits français, serait en contradiction avec les conventions, que notre Gouvernement ne doit pas tolérer.  

De toutes façons, le marché guinéen sera un marché difficile. La baisse du pouvoir d'achat, la fin des investissements, l'ont amenuisé. Les formalités se multiplient : certificat d'importation, obligation d'effectuer tous les paiements par des banques, à l'exclusion des mandats. Les stocks ne sont pas abondants pourtant, sinon de très vieux articles chez des Syriens. De même, le Gouvernement guinéen semble décidé à lutter contre la fraude. Il a renforcé son cordon douanier. En principe, il est implacable vis-à-vis des fraudeurs, mais les solidarités raciales semblent permettre de nombreuses entorses à cette rigueur.

Ce marché présente une particularité : sa fermeture de fait aux tissus de fibranne. Les statistiques montrent un déclin constant des importations quelles que soient les origines. Les négociants ont confirmé ce diagnostic. L'origine de cette régression semble se situer dans la trop basse qualité de certaines catégories importées ces dernières années. Comme les procédés de lavage, en Guinée, sont encore plus pernicieux que dans le reste de l'Afrique, ces tissus n'ont eu aucune durée et ont entraîné une désaffection générale à l'encontre de la fibranne. Seuls sont encore acceptés les écrus et les imprimés en petite largeur.

En fait, pendant ce bref séjour à Conakry, notre principale tâche a été d'alerter la légation de France sur les problèmes de notre Profession, et notamment au sujet des certificats d'importation et du tarif douanier. Auprès des Ministres guinéens, nous avons fait valoir les risques que représenteraient, pour leur économie, leurs importations venues de l'Est. Malheureusement, ces Ministres, dans l'ivresse de leur jeune indépendance, ne semblent apporter qu'une attention fort distraite aux problèmes techniques.

Abidjan

En Côte d'Ivoire, aussi bien que sous un angle fort différent, les questions qui se posent à notre Profession sont d'ordre au moins autant politique qu'économique. En fait, la plus grave d'entre elles est, derrière la façade somptueuse d'Abidjan, la baisse très sensible du pouvoir d'achat paysan.

Le fait est important. On ne peut, nous l'avons déjà dit, escompter un développement considérable de la consommation urbaine de tissus. À Abidjan, comme ailleurs, la population des villes, dont le niveau de vie hausse, se porte vers de nouveaux biens de consommation.

Malheureusement, l'économie rurale de la Côte d'Ivoire, qui valut à cet État son essor, est en décadence. Les plantations de cacaoyers vieillissent. On n'a pas procédé à la mise en place de nouveaux plants. Le café dégénère : ses grains sont chaque année plus petits. La Côte d'Ivoire exporte chaque année 150 000 tonnes de bois, mais cette exploitation se fait dans des conditions dévastatrices, sans qu'on ait commencé le moindre repeuplement. D'autre part, la Côte d'Ivoire offrirait de grandes possibilités rizicoles. Malheureusement, si cette culture a donné lieu à de nombreux projets, elle reste à l'état d'études et on continue d'importer chaque année des tonnages considérables de riz. Seule la banane semble vraiment prospère.

D'autre part, les campagnes sont secouées par des mouvements raciaux, peu connus, mais qui ne peuvent que nuire à la production. On parle aussi beaucoup là-bas d'un mécontentement paysan assez profond. Autre fait politique qui restreint le débouché : le départ des Dahoméens. En même temps la vie augmente et Abidjan est une des villes les plus chères du monde.

Telle est sans doute une des raisons pour lesquelles les stocks paraissent plus lourds qu'ailleurs. L'incidence de la fiscalité, très forte, contribue à dégrader le marché.

Mais, au regard, on peut aligner des faits heureux. C'est ainsi que toutes les maisons de commerce m'ont signalé une régression presque totale de la fraude. Celle-ci est cantonnée à la frontière Nord.

Parmi les problèmes immédiats, on doit signaler l'importance prise par la friperie, qui bénéficie en AOF d'un contingent de remplacement EPAC particulièrement exorbitant : 145 millions de francs métropolitains. L'élévation de ce contingent surprend d'autant plus qu'au Gouvernement de la Côte d'Ivoire, on a paru très peu désireux de voir s'amplifier cette sorte d'importation, dont, à juste titre on considère, comme je l'ai déjà dit, l'emploi comme dégradant.

Si, localement, le Gouvernement de Côte d'Ivoire paraît, à la suite de nos interventions, soucieux de limiter les importations de friperie, par contre, on peut s'attendre de sa part à de très fortes pressions sur le Gouvernement français en vue d'obtenir la libération des imprimés. Le motif invoqué est la très forte consommation de wax, que nous ne produisons pas. Il se peut que la défense des « fancy » exige de notre part, pour éviter des offensives plus générales, un certain libéralisme vis-à-vis du wax.

On doit savoir, en effet, que la non-cessibilité des EFAC a soulevé en Côte d'Ivoire une véritable émotion, beaucoup plus forte que dans tous les autres territoires. Selon certains, le Gouvernement irait même jusqu'à proclamer de lui-même la liberté d'importation des imprimés, dès que l'indépendance, dans le cadre de la Communauté, sera affermie. Il réclamerait aussi la baisse des droits de douane. Il faut surtout retenir ce qui n'est sans doute qu'une outrance verbale, la très grande volonté de la Côte d'Ivoire d'assurer, avec le minimum d'entraves, son approvisionnement en wax.

Signalons en passant, le développement de la confection, aussi bien en brousse qu'en ville, surtout pour la chemise classique. Mais, ici nous devons signaler un autre danger : Hong-Kong. Ne pouvant plus inonder le marché d'AOF par ses écrus, Hong-Kong tente, avec la confection, un nouveau trafic d'autant plus dangereux que ses prix sont bas (300 Frs CFA un très beau blue jeans).

Le marché de la fibranne se maintient beaucoup mieux qu'en Guinée, avec de fortes importations de drills d'Allemagne Occidentale, et aussi une forte concurrence italienne. La clientèle recherche surtout une fibranne très légère, en coloris vifs, ou encore des imprimés en petite largeur dont les femmes font des corsages. Elle est utilisée aussi pour les boubous des femmes musulmanes.

Douala-Yaoundé

Comme sur les autres pays d'Afrique, les hypothèques politiques pèsent sur le marché du Cameroun. Disons plutôt qu'elles ont pesé, puisque l'une d'entre elles est levée : le vote de l'ONU. Il est certain que si l'Organisation des Nations Unies avait imposé de nouvelles élections, les troubles de la Sanaga Maritime pouvaient resurgir. La crainte de ces nouvelles difficultés paralysait le commerce pendant mon séjour. D'autre part, certaines Maisons semblent effrayées par les perspectives de l'indépendance promise pour 1960. On ne voit pas pourtant que cette indépendance doive changer grand chose à l'état de fait actuel. Quoi qu'il en soit, des liquidations ont eu lieu sans doute pour ce motif, qui ont dégradé le marché. Un fait prouve le caractère politique de cette dégradation : le commerce de gros souffre beaucoup plus que le commerce de détail.

Si les stocks sont assez importants, il n'atteignent pas les proportions catastrophiques que le commerce se plaît à décrire (je le tiens des Banques). En fait, la récolte de cacao est assez médiocre. D'autre part, les paysans, ici comme ailleurs, consacrent une part croissante de leur revenu à d'autres biens que l'habillement et notamment, cela m'a été signalé de plusieurs côtés, à une amélioration de leur nourriture.

Enfin, le régime « libéral » imposé par le traité de tutelle contribue à désorienter le marché. Les statistiques douanières du Cameroun sont une nomenclature géographique de l'univers. Il en résulte une extraordinaire diversité et disparité des articles en vente qui, en fin de compte, est certainement nuisible.

Ajoutons une certaine non-adaptation commerciale. Trop de Compagnies restent les yeux fixés sur la traite, alors que, les paysans étalant mieux leurs dépenses, la correspondance entre la traite et les achats est beaucoup moins nette qu'autrefois. J'ai eu le sentiment qu'à part de brillantes exceptions, les Maisons de commerce ne voient pas, de façon assez précise, les évolutions de leur marché, se fiant à leur propre « tradition » sans voir qu'elle est parfois périmée.

Malgré ces difficultés, il nous semble qu'on doive envisager la situation du Cameroun avec optimisme. La balance commerciale est excédentaire. Les 65 000 tonnes de la production de cacao se sont vendues à un cours encore plus élevé. Le café est en progression (de 5 à 6 000 tonnes). La production d'arachide a doublé. Malheureusement, la banane, elle, est en régression. Surtout, la diminution des investissements freine l'extension de ce marché.

Signalons encore deux faits : l'évolution, chaque année plus marquée, vers le goût européen. La jupe de tergal plissé tourne à l'uniforme de la femme évoluée. Même la paysanne s'inspire de nos goûts. D'autre part, un grand succès de la fibranne (légère pour la robe, qu'ils utilisent en vestes, et où les Camerounais recherchent la largeur 100 cm ; ou lourds pour le pantalon du dimanche). Malheureusement, celle-ci est très souvent d'origine italienne.

Brazzaville

La république du Congo tend à prendre une physionomie assez regrettable : celle d'une colonie économique du Congo belge.

La nature des choses y porte, hélas ! De l'autre côté du fleuve, c'est Léopoldville, pesante de ses trois cent cinquante mille habitants, fière d'une réussite coloniale qu'on croyait sans faille jusqu'au brusque et récent réveil.

Tout concourt à cette influence du Congo belge sur la République du Congo. Celle-ci, qui n'est qu'un petit marché, à des goûts très particularisés en matière textile. Il est rare qu'un dessin conçu pour l'AOF plaise à Brazzaville. Par contre, la proximité des races provoque une concordance de goût d'un côté et de l'autre du fleuve. Au surplus, Léopoldville est en situation de lancer la mode. Aussi, alors que nous éprouvons un certain mal à placer des métrages suffisants pour être rentables (surtout que la clientèle demande un constant renouvellement), le Congo belge a l'avantage de ne déverser qu'un surplus de son marché intérieur. Ajoutons qu'il bénéficie d'une remarquable organisation commerciale, concentrée entre quelques mains.

Les moyens de pénétration économique du Congo belge sont – outre la fraude, « le trafic familial » dont nous avons déjà montré le caractère néfaste – un contingent important : de 220 millions de francs belges33. Ce contingent est destiné à toute l'AOF. Mais, en fait, la République du Congo en absorbe la majeure partie.

Que ce soit avec les Ministres africains, avec leurs conseillers économiques, avec les autorités françaises, j'ai constamment attiré leur attention sur des tolérances ou des contingents qui, créant une sorte de Pacte Colonial, subordonnent la République du Congo à son trop éclatant voisin.

La République du Congo, avec ses 800 000 habitants à bas niveau de vie, est déjà un petit marché, les richesses présentes sont limitées et l'espoir qu'on mettait dans le développement de Pointe-Noire semble déçu. Ici encore, on subit le contrecoup de la diminution des investissements. Doit-on encore compter sur le Kouilou ? Chacun se pose la question, comme chacun se demande si le chemin de fer Congo-Tchad ne verra jamais le jour. Il est vrai qu'assez curieusement, le Gouvernement du Congo s'est montré peu empressé à soutenir la société d'Étude qui prépare cet éventuel investissement.

On est d'autant plus déçu de voir la République du Congo subir aussi fortement, et avec une certaine complaisance, l'empire de son voisin belge, que son économie est à 70% soutenue par la Métropole. Cette jeune République importe 9 milliards, elle n'en exporte que 3. Les six autres milliards sont fournis par la Métropole, trois sous forme de subventions plus ou moins directes et trois par le canal de l'Institut d'Émission. Un pays dans cette situation pourrait au moins faire effort pour demeurer un débouché à l'industrie française, plutôt qu'à l'industrie belgo-anglaise d'Outre-Congo.

Cet effort serait d'autant plus désirable que, malgré son faible pouvoir d'achat, le Congolais est un gros consommateur de tissus. Le chauffeur qui ne possède pas sept pantalons – un pour chaque jour – perd la face. En ville comme en brousse, un Congolais dépense facilement 60% de son revenu pour s'habiller. D'autre part, si la politique pèse momentanément sur la situation économique par la misère des sinistrés et par la peur qui règne dans toutes les villes indigènes, en temps normal elle a beaucoup moins d'incidence qu'en AEF. Elle est plus fruste et plus brutale, mais les partis ont moins de puissance. En dépit de secousses sporadiques, le pays est moins politisé.

Enfin, la situation du marché est assez saine, beaucoup plus saine par exemple qu'en Côte d'Ivoire. L'exode des Européens, le désinvestissement occulte de l'Afrique, sont en partie compensés par l'africanisation des cadres qui a élevé une bonne partie des niveaux de vie urbain. C'est ainsi que les Congolais commencent à acheter, de façon assez importante, du linge de table.

Donnons une fois de plus, et toujours un peu pêle-mêle, quelques informations plus techniques. Le marché du basin a presque disparu. Le drill, provenance France ou Congo Belge, s'écoule médiocrement. Le tissu pour pantalon est, par contre, recherché, que ce soit le genre palm beach, le coton, le tergal, ou même la laine. C'est un fait que, d'un bout à l'autre de l'Afrique, les autochtones ne répugnent pas à transpirer sous les plus épaisses draperies. Contrairement à ce que nous avons vu dans d'autres territoires, la confection ne prend pas. L'Africain s'adresse au petit tailleur local. On vend beaucoup de toile à matelas... pour les boubous des musulmans. Je devais m'en apercevoir ensuite au Tchad. Le vichy est soumis à une forte concurrence portugaise : pourtant, dans ce domaine, on constate une recherche croissante de la qualité qui est favorable à Roanne.

Si, pour le fancy, la France est reconnue compétitive, le wax hollandais continue de faire prime. Il y  a  un marché assez important de mouchoirs de tête imprimés ou en satin pailleté : malheureusement, la fraude, qui n'est quand même pas disparue, l'alimente en produits japonais.

Toutefois, ce marché est comme faussé par les bas niveaux de vie. C'est un phénomène que nous avons déjà signalé. L'Africain aime la qualité. Sa pauvreté l'oblige à se rabattre sur des produits moins chers. Mais, quand on lui fournit, pour ces bas prix, des articles médiocres, il se rebute et il se dégoûte de tout ce qui en approche. C'est ainsi que, comme en Guinée, par suite d'une mauvaise politique commerciale de certaines Maisons, la fibranne est devenue très injustement synonyme de mauvaise qualité.

À signaler encore la place prise par l'Allemagne Occidentale pour le drill.

Fort-Lamy

Le Tchad offre de sérieux sujets d'inquiétude, à la fois pour le présent et pour l'avenir.

Pour le présent d'abord. S'il est un pays où la fraude douanière tourne à l'alibi, c'est bien ici. Les informations que j'ai pu obtenir de milieux désintéressés, notamment les Banques, donnent à penser que la fraude est, comme ailleurs, en régression. Sans doute, m'a-t-on soigneusement promené dans la rue de la Mosquée, en me montrant des Haoussas dont 90% parfois de la marchandise est japonaise. Mais, les trafics autorisés, qu'il s'agisse des certificats de détail ou des licences de compensation, sont largement suffisants pour expliquer cette marée asiatique. Je n'y reviens pas, mais certains remèdes sont encore plus graves que le mal. Les licences de compensation ont représenté en 1958, 125 millions CFA et les quittances de bétail 271 millions CFA.

L'autre inquiétude est moins le peu de ressources du Tchad ou une certaine inertie à lui en trouver de nouvelles. On vit hypnotiser sur le coton et sur le bétail, or ces deux richesses ne sont guère susceptibles de beaucoup plus grands développement. Je sais bien que, dans d'autres domaines on a connu des déboires, pour l'arachide notamment. On ne voit pas d'ailleurs l'intérêt d'étendre les zones de culture de l'arachide, quand la Métropole s'essouffle à l'absorber. Avec le mil les paysans ont fait surtout de la bière, c'est vrai aussi. Mais, pour toute l'Afrique, a-t-on fait l'effort nécessaire pour trouver des ressources neuves et l'effort que l'IRHO a accompli pour le ricin a-t-il servi d'exemple ?

Si on n'accomplit pas cet effort, l'avenir paraît bien sombre. De toutes façons, revenant sur ces indications déjà données, nous pouvons nous préoccuper pour ce débouché. L'abattoir de Fort-Lamy, permettant une commercialisation de la viande, était un bon moyen pour la défense de ce marché. Malheureusement les Anglais montent un abattoir concurrent – énorme – à Maïdigouri. Le bétail sortira vers la Nigeria. Il en reviendra du tissu. D'autre part, à Kartoum, le groupe japonais Gosho monte une entreprise textile considérable (100 000 broches, 3 000 métiers). Sa production tendra, évidemment, à se déverser sur le Tchad. Ce double danger est d'autant plus grave, qu'entre-temps les Anglais prolongent, de part et d'autre, les chemins de fer jusqu'aux confins du Tchad. En même temps, du côté français, à force d'hésiter à savoir si on construit le Douala-Tchad ou le Congo-Tchad on ne construit rien du tout !

Le marché du Tchad mériterait pourtant d'être défendu. N'absorbe-t-il pas 5 millions de mètres de drilll, et 1 million 500 000 mètres d'écru. Évidemment, c'est un marché pauvre, où on recherche l'article à bas prix ce qui le rend spécialement vulnérable. Si les écrus français se vendent par contre les imprimés surtout la fibranne en petite largeur, viennent du Congo belge.

 

 


33 Dont 3 400 000 pour les imprimés et 4 500 000 de tissus divers.