Rapport de mission – Maroc – Afrique Noire

I – Maroc

1°) Situation générale

On ne peut rendre compte d'une mission au Maroc, sans décrire le contexte général, économique et politique du pays. Lui seul explique les difficultés que nous rencontrons sur un marché, qui devrait normalement représenter pour nous un débouché important.

Or, dès le premier jour, la dégradation de la situation m'a frappé, comme un choc. Je n'étais pas retourné au Maroc depuis quinze mois. J'ai eu presque l'impression d'aborder un autre pays. Je parlais d'un choc. Je l'ai ressenti quand, le mardi 3 février, je me suis trouvé dans un boulevard de la gare, complètement vide. Pas une voiture à l'horizon, à peine quelques passants sur les trottoirs. Casablanca était mort.

 

Le coup de grâce du « décrochage ».

C'est que le Maroc vient de subir, avec le décrochage du franc, un coup de grâce. Depuis bientôt deux ou trois ans, son économie était en pleine stagnation. Les entreprises n'effectuaient même plus cette espèce d'auto-investissement quotidien : l'entretien. Les statistiques le faisaient déjà ressortir. Voilà l'économie qui s'est trouvée d'un coup avec une monnaie surévaluée, à ce heurt s'ajoutant les remèdes improvisés par le gouvernement. À 70% le Maroc vendait sa production à la France. Du coup, les agrumes ne se sont pas vendues. À Casablanca, on n'a même pas chargé les bateaux. 90% de la récolte ont été perdus et aucune aide nouvelle à l'exportation ne la ressuscitera. Au marché, j'ai vu de belles oranges à 5 francs le kilo. Je sais des colons qui ne cueillent plus leurs agrumes, se contentant de secouer les arbres, pour préserver les futures poussées, et ne ramassent pas les fruits tombés. Cela suffirait à rendre pessimiste sur les perspectives ouvertes par le marché marocain dans les prochains mois.

Le problème marocain s'est socialisé.

Inutile de décrire le découragement des Français du Maroc. Les plus « libéraux » sont aussi les plus pessimistes. À leur normale inquiétude, s'ajoute une sorte de dépit amoureux. Le problème marocain a subi une évolution particulièrement dangereuse pour nos compatriotes installés là-bas. L'indépendance politique satisfaite a mis à nu la dépendance économique. Le Maroc, qui ne s'était jamais posé la question, a peu à peu découvert que son économie était à 90% entre des mains françaises et à 70% accrochée à la France.

Première conséquence : une socialisation du problème. Elle est tragique : un patronat à peu près entièrement français, en face d'un prolétariat purement indigène. La situation sociale ne peut être que mauvaise. Le Maroc, où les ministres ne parlent que de productivité, vit dans la grève perlée. Tandis qu'on parle sans cesse d'industrialisation, on tue les entreprises existantes. Tout n'est que contradictions. La socialisation du problème est d'ailleurs attestée par le fait que la bourgeoisie marocaine est encore plus menacée que la nôtre. Nous, au moins, on ne nous hait pas.

Seconde conséquence : la volonté de rompre la double allégeance économique vis-à-vis de la France.

2°) Problèmes particuliers.

Prélèvement de 10%

Parlons d'abord de cette seconde conséquence, puisqu'elle affecte plus spécialement notre industrie.

Elle se matérialise, si je puis dire, par le prélèvement de 10% sur les importations françaises. Le Gouvernement Marocain a cru, ou feint de croire, qu'il risquait un envahissement par les produits de notre Pays. D'autre part, pour compenser les inconvénients d'un change trop élevé pour ses exportations, il entendait les aider par une prime financée grâce à ce prélèvement. Il en escomptait aussi un bénéfice budgétaire, estimant à trois milliards la prime à l'exportation et à quatre le montant du prélèvement.

On est surpris que le Gouvernement Français ait accepté une telle disposition. Celle-ci constitue, en effet, une violation flagrante de l'Acte d'Algésiras, que le Maroc n'a pourtant jamais dénoncé. Sur un marché déjà menacé par la concurrence étrangère et, notamment, celle de l'Est, elle nuit au placement de nos articles. Cette mesure apparaît d'autant plus choquante que, loin de pâtir d'une discrimination, les produits marocains, au contraire, jouissent d'une exemption douanière à l'entrée en France. Enfin, ces quatre milliards représentent une nouvelle subvention déguisée au Maroc.

Mais ce prélèvement représente-t-il, pour le Maroc autre chose qu'une politique de facilité ? On peut en douter. Le gros grief  énoncé par le Maroc contre la dévaluation a été le risque d'un enchérissement de la vie. On peut considérer que majorer cinquante pour cent des importations est un moyen au moins contestable de lutter contre l'élévation des prix...

C'est ce que j'ai eu l'occasion de faire valoir aux dirigeants marocains et à leurs conseillers techniques. Le Président Bouabid, au cours de l'audience assez longue qu'il m'a accordée, a paru sensible à cet argument. Il m'a dit qu'il suivrait nos prix avec le plus grand soin et que, dès les mercuriales exprimeront leur montée, il baisserait le taux de prélèvement en proportion. Certes, l'abolition même du prélèvement serait préférable : je ne pense pas qu'elle puisse être obtenue autrement que par des tractations de Gouvernement à Gouvernement.

Les accords avec l'Est.

Les accords bilatéraux conclus par le Gouvernement marocain, notamment avec l'Est, sont pour nous un élément de concurrence redoutable, puisqu'elle repose sur des conditions de production ou de vente anormales.

Comme devaient le faire par la suite la plupart des dirigeants d'Afrique Noire, le Président Bouabib m'a entrepris sur la participation de notre Profession à l'industrialisation du Maroc.

Je lui répondis dans des termes que je devais reprendre souvent par la suite :

      1. L'Industrie Cotonnière Française a déjà largement contribué à l'industrialisation du Maroc. Derrière les sigles de l'Industrie Cotonnière marocaine, on retrouve certains des noms les plus connus de notre Profession.

      2. Pour que notre Profession puisse poursuivre cet effort, deux conditions doivent être remplies :

a) en premier lieu, que les entreprises existantes bénéficient de conditions normales, qu'elles cessent d'être les victimes de mesures plus ou moins discriminatoires ou de grèves perlées. Il ne faudrait à aucun prix contribuer à accroître les difficultés dont elles souffrent déjà.

b) en second lieu, on n'industrialise pas un pays qui laisse dégrader son marché. Si le Maroc s'ouvre à la production des pays de concurrence anormale, il ne présentera plus les conditions de rentabilité qui permettraient de nouvelles implantations.

À ce point de vue, les accords avec l'Est sont  une pernicieuse facilité. Cet argument, je l'ai développé à nouveau auprès du Secrétariat d'État au Commerce, M. Slaoui, comme auprès des différents Conseillers techniques.

En ce qui concerne les accords avec l'Est, les informations que j'ai pu recueillir sont en partie rassurantes, en ce sens que, si le Maroc procède très rapidement aux importations, il a le plus grand mal à en fournir la contrepartie, si bien que beaucoup de ces accords finiront pas ne plus être renouvelés.

Mesures diverses.

La volonté de réduire les échanges avec la zone franc se manifeste dans plusieurs autres domaines.

Et d'abord pour le montant des contingents sont bénéficie la France. J'ai dû beaucoup batailler à ce sujet, dans les différents ministères de Rabat avec d'ailleurs une légère inquiétude due à la baisse du niveau de vie marocain. Celle-ci, avec le départ de beaucoup de Français, est  la grande cause d'amenuisement du marché. Or, il pourrait être dommageable pour l'avenir que, finalement, les contingents péniblement obtenus ne soient pas épuisés.

Si, finalement, les montants de contingents zone franc, du moins tel que j'ai laissé les choses en l'état à Rabat, étaient acceptables, si la disparition des « importations sans devises » et leur remplacement, en ce qui nous concerne, par un contingent zone franc sont une bonne chose, on doit regretter la disparition de la possibilité d'envoyer hors contingent des colis postaux de cinq ou de dix kilos. Seuls, la bonneterie et les filés bénéficient encore de cette faculté, par une curieuse anomalie, car si les colis postaux ont donné lieu à des abus, c'est justement pour la bonneterie. Au Maroc, il ne faut pas toujours chercher à comprendre.

C'est sur les « importations sans devises » qu'avaient lieu les importations de friperie. Elles sont remplacées par un contingent dollar, qui représente heureusement une légère diminution, par rapport au volume habituel de cette sorte d'importation. On peut toutefois se demander, au Maroc comme ailleurs, s'il est raisonnable de dépenser les dollars de la zone franc à des importations qui ne donnent lieu à aucun travail français et créent une dangereuse concurrence à nos industries qui, elles, procurent le pain quotidien de nombreux ouvriers. Le Maroc est maître de son contingent ; mais on pourrait peut-être l'avertir du peu d'intérêt de telles importations.

Ayant, par le décrochage, créé le marasme de ses entreprises, le Maroc se lance dans une politique de dirigisme complet. Quand j'étais à Rabat, se préparait le jumelage, depuis lors édicté, entre les importations et les achats locaux. En principe, cette mesure doit favoriser les entreprises installées sur place, le Gouvernement de Rabat entendant porter leur production de 2 000 tonnes à 4 000 tonnes. On peut se demander si ces entreprises ne seront pas les premières victimes d'un dirigisme dont le Maroc n'a pas les cadres administratifs. N'ouvre-t-on pas la porte à des abus dont elles seront, au moins autant que les importations françaises, les victimes ?

En conclusion, je reviendrai sur un point que j'ai déjà énoncé : au Maroc, les difficultés que nous rencontrons ne relèvent pas de la seule action professionnelle et leur solution est, avant tout, affaire de gouvernement.

Le malheur est que notre pays s'est affaibli lui-même, en fragmentant à l'infini l'aide qu'il apporte au Maroc, de façon qu'elle n'apparaisse pratiquement pas à la lecture du budget. Si pourtant on additionne la franchise douanière (15 milliards), l'apurement du déficit devises (22 milliards), le prélèvement à l'importation (4 milliards), à mille autres subventions déguisées, qui vont de l'intendance de l'Armée Royale au paiement de la participation au FMI, on arrive à quelque cinquante milliards, sans que le contribuable français s'en aperçoive, certes, mais sans que les Marocains s'en aperçoivent non plus.

La globalisation de l'aide que nous apportons aux États de la Communauté vient d'être décidée par le Gouvernement. Cette globalisation s'imposerait encore plus pour le Maroc, afin de peser sur ses décisions et l'amener à une meilleure intelligence de nos intérêts. Au regard d'une assistance aussi massive, il hésiterait sans doute, devant des mesures qui, à un moment ou à un autre lassant notre patience, risqueraient de l'en priver.