Où va le nouveau Maroc !

Lignes de forces du Nouveau Maroc

Quel sera l'avenir du Maroc ? Nul ne sait. Plusieurs lignes de forces se croisent. Le Monarque d'abord. Souverain de l'Indépendance, il y puise son prestige et sa force. Il n'est pas seulement la tradition, car il a ouvert l'ère moderne de son pays : quand même, cette tradition, il l'incarne. Avec l'âge aussi, il prend cette dignité spirituelle, si profonde, des musulmans dans la seconde période de leur vie. Son intelligence, très purement marocaine, ne suit pas nos cheminements, mais elle atteint son but. Si nul n'ose le critiquer, des forces républicaines se dessinent qui alimentent leur propagande à médire du faste monarchique ou des attitudes des Princes. Des hommes nouveaux montent, parmi lesquels émerge le Président de l'Assemblée Consultative M. Medhi Ben Barka. Personnalité attachante et admirable intelligence, il exprime une des voies que peut suivre le Maroc. La pente naturelle des pays musulmans où la foi se dégrade même vers des Républiques autoritaires, et un marxisme assez simple tient lieu d'idéologie. Il ne s'agit pas de communisme, loin de là, ou plutôt il ne s'agit pas de soviétisme. L'ombre d'Ataturk, le prestige de Tito planent sur ces pays. Leurs influences se concilient et le marxisme est plus une doctrine d'efficacité pour la prise du pouvoir qu'une doctrine du pouvoir. C'est auprès des jeunes qu'exerce son action M. Mehdi Ben Barka, et sa capacité de travail, sa précision d'esprit, son réalisme le placent parmi les tout premiers hommes d'État de notre temps. L'emportera-t-il et finalement son influence sera-t-elle prépondérante ? Ne nous hâtons pas de conclure ni dans un sens ni dans l'autre. C'est d'ailleurs simplifier les choses que les ramener à une sorte de diptyque. Jouent d'autres forces, la pléiade des ministres, intelligences politiques aussi certaines que M. Bouabid ou que M. Balafrej, le Président du Gouvernement, M. Bekkai dont beaucoup ont appris à Paris à connaître, lors de son exil, la noblesse d'âme qui loin de contrarier l'intelligence la renforce et lui confère, surtout dans les circonstances graves, une sorte de génie et des intuitions plus subtiles que tous les machiavélismes. Le Maroc est une terre discontinue, où l'histoire procède par mutations brusques, donc imprévisibles. On ne peut même exclure la possibilité de remontées ancestrales, beaucoup plus obscures et de soudaines irruptions populaires qui bouleversent les calculs des hommes politiques. La « terre du paradoxe » peut encore mériter son surnom. Ne tirons qu'une conclusion : le Maroc adoptera, au terme de son évolution, des institutions qui lui seront plus originales que la démocratie occidentale. Sa marche hâtive vers le parti unique y prélude.

*

**

Pour nous, français, peu importe. Ce n'est pas notre jeu à nous, même si l'observateur politique se plaît à l'analyse de ces forces. Quelles que soient les vicissitudes purement marocaines la France garde une mission dans ce pays qu'elle a éveillé à la vie moderne. Qu'elle n'en démissionne pas ! Et c'est démissionner que ressasser un passé récent, que s'exaspérer de propos même injustes. C'est douter d'elle même que ne pas voir qu'est indélébile la marque imprimée par elle sur le Maroc. En un demi siècle – parce que la conquête ne fut pas violente et que le conquérant, Lyautey, s'est entièrement donné au pays ; parce, si la colonisation comporte toujours un volet d'ombre et un volet de lumière, le volet d'ombre fut à la fois plus récent et moins accentué qu'ailleurs ; parce que préexistent entre l'âme marocaine et l'âme française des correspondances secrètes que nulle politique ne peut effacer ; parce que l'esprit français est universel et que le Maroc, au carrefour de plusieurs civilisations, l'est aussi – est né, même s'il récuse le passé récent, un peuple nouveau, un peuple de tradition et d'entreprise, de réalisme et de ferveur ; la France, quelle que puisse être parfois son amertume, ne doit pas oublier que beaucoup d'elle est entré en lui.