Défense du pagne

France-Forum 12/1969

 

Si familier est en Afrique le pagne de tissu imprimé que nous avons peine à croire qu'il s'agisse d'un article étranger, aux origines asiatiques. Sur le continent noir, surtout en région forestière et plus spécialement au long du golfe de Guinée, il fait partie du paysage. Imagine-t-on la basse côte, entre Cotonou et Lomé sans ces draperies multicolores ? Elles contribuent à l'attrait des foules africaines, quand les plus humbles marchés semblent des jardins de fleurs. De tons ardents, elles répondent aux rouges et aux verts des pilis-pilis et des poivrons. Leur bariolage rehausse comme un fard la chaleur des peaux brunes. Dans la monochromie de la forêt, si facilement triste, elles chantent la grande joie africaine et le goût de vivre.

Persistance

On comprend dès lors que l'Afrique ne renonce pas à ce vêtement. Pourtant, voici dix ans, on annonçait sa disparition. De fait, il s'éliminait de certaines régions. On nous dépeignait déjà une Afrique entièrement déguisée à l'européenne. On préconisait même cette évolution, et tel ministre africain, dont je tairai le nom, me disait laisser envahir le marché de son pays par la friperie, cette dégradante lèpre vestimentaire, afin d'habituer la population rurale au vêtement cousu.

Cette quasi-disparition du pagne s'est réalisée et maintenue au Cameroun. Le vêtement à l'européenne s'y est répandu, tandis que (sans doute pour suivre l'exemple du président Ahidjo) le boubou des régions islamiques descendait vers le Sud. Mais presque partout, au contraire, la « géographie du pagne » se révèle en expansion. Dans l'ensemble de l'Afrique précédemment sous administration française, en 1964, époque où n'existait pas encore de fabrication locale, n'en a-t-on pas importé 90 millions de mètres, c'est-à-dire deux fois un quart le tour de la terre ! Au Sénégal, le pagne imprimé a concurrencé victorieusement le pagne tissé avec des fils de couleur. Celui-ci est un peu relégué au rôle de « blouse de ménagère ». On le revêt pour les besognes domestiques. Il demeure la tenue des pileuses de mil. Pour « s'habiller », sous le boubou de nylon transparent, l'élégante multiplie les pagnes imprimés. Ceux-ci concurrencent aussi, dans presque toutes les régions sahéliennes, les traditionnelles tuniques damassées. Sur la côte du Bénin, sa patrie d'élection, le pagne imprimé demeure, même en ville, même dans les milieux très européanisés, la tenue qu'on revêt pour se délasser à la sortie du bureau. Si bien que sa disparition apparaît moins probable que jamais. Il bénéficie également d'avoir pendant les dernières années de la colonisation joué le rôle de symbole nationaliste. Je peux ajouter qu'actuellement le pagne imprimé gagne les régions côtières de Madagascar où, naguère, on l'ignorait.

Il présente d'ailleurs bien des qualités et on s'explique la prédilection persistance des Africains. Son ampleur flottante le rend agréable par les journées de chaleur moite. Surtout, s'il est imprimé sur écru de belle qualité, il se drape en plis classiques qui satisfont à la fois le sens esthétique et la dignité personnelle. Il est seyant, je l'ai déjà dit, et, aussi surprenant que puisse paraître mon propos, on peut par certains côtés regretter ce fait, car la mode joue en ce qui le concerne un rôle exorbitant et dangereux pour la bourse. En effet, d'un part, les Africaines se lassent vite d'un coloris ou d'un dessin, la mode ayant changé ; d'autre part tout coloris ou tout dessin risque l'insuccès. D'où la nécessité de majorer, pour amortir cette perte, les modèles qui réussissent.

Car on ne peut que très difficilement prévoir les évolutions du goût africain en matière de pagne. Je sais des spécialistes qui, à longueur d'année, parcourent le continent pour déceler les tendances. Ils vont sur les marchés. Ils interrogent les femmes (notamment les « femmes de petite vertu », réputées pour lancer les modes). Ils apprécient selon une expérience. Malgré tout, ils ignorent toujours, en créant un dessin, le succès qu'il rencontrera. Brusquement, le goût passera du brun au vert. Brusquement, on voudra de grands motifs, ou de minuscules. Brusquement, on appréciera les portraits gravés, les paysages ou on exigera des « fondus ». Ces changements kaléidoscopiques contribuent au charme, déjà évoqué, des foules africaines ; ils sont déplorables pour l'économie, et d'autant plus qu'il s'agit toujours d'imprimés très chargés en couleurs et en couleurs très résistantes, donc très onéreuses.

Notons pourtant qu'une évolution récente tend à freiner l'expansion du pagne imprimé. Non pas, comme on l'avait cru, la concurrence d'une autre sorte de vêtement, mais la concurrence latérale d'autres biens de consommation. Autrefois, le paysan, après une bonne « traite », achetait des pagnes pour toute la maisonnée, souvent en quantité impressionnante,  car, dans les campagnes isolées, donc à l'écart de la mode, le pagne était aussi un moyen de thésaurisation. Maintenant ce paysan peut être tenté de se procurer plutôt un transistor, une bicyclette, ou un réfrigérateur. La maison « en dur », aussi, qui entraîne un lourd endettement, nuit au textile.

Qu'est-ce qu'un pagne ?

Que sont donc ces tissus imprimés qui ont joué et continuent de jouer un tel rôle dans la vie africaine ?

On a pu dire, en matière de définition, que « l'impression sur tissus consiste à appliquer sur ceux-ci des couleurs reproduisant des dessins gravés sur des supports qui varient selon la méthode d'impression adoptée ». En effet, on peut distinguer trois méthodes d'impression :

L'impression au rouleau est particulièrement spectaculaire. En Côte-d'Ivoire, on la pratique à l'usine Icodi et au Cameroun à la Cicam, qui, l'une et l'autre, méritent qu'on les visite. Le tissu se déplace sur d'énormes machines, s'imprimant à des rouleaux de cuivre finement gravés (cette technique s'apparente d'ailleurs plus à celle de la gravure qu'à celle de l'impression). Il repasse autant de fois sur les machines qu'on utilise de couleurs, avec un rouleau différent à chaque fois. Les Africains sont si férus de tissus flatteurs que, pour le même tissu, on répète parfois jusqu'à sept fois cette opération.

Dans l'impression au cadre, le tissu se déplace également, mais non plus en passant sur un rouleau. Il stationne sous un cadre qui l'imprime. Enfin, dans la troisième méthode, le tissu est fixé sur une table et ce sont les planches imprimées et portant le dessin qu'on déplace à la main sur la longueur et la largeur du tissu.

Mais, pour l'usager, la distinction par genre de fabrication apparaît plus importante : java print, fancy print, wax print, etc. Et principalement la distinction fondamentale entre wax print et fancy print.

Le wax print est l'ancêtre du pagne. Sa technique, en effet, dérive directement de celle du batik tel qu'il est produit en Inde ou en Indonésie. Cette méthode a été transportée par les navigateurs hollandais. De fait, les Pays-Bas en sont restés les grands manufacturiers. Il s'agit d'une fabrication très complexe. On établit, grâce à une couche de cire appliquée sur les deux faces, des réserves, puis on plonge le tissu dans un bain d'indigo. Ensuite on procède par un système de planche gravée, à l'application des autres couleurs. Ce procédé, d'une technique à la fois savante et archaïque, a quelque chose d'artisanal qui contribue à la beauté de ces imprimés.  Ceux-ci comportent des défauts qui signent la main de l'homme (les défauts sont même une façon de distinguer les vrais wax de leurs imitations en fancy). En outre, l'impression « perce » le tissu : les deux faces sont aussi belles l'une que l'autre. L'indigo, loin de se faner à l'usage, s'avive de lavage en lavage. Enfin, le procédé revenant fort cher, on ne lésine pas sur la qualité des tissus écrus sur lesquels on l'applique : d'où les beaux plis à l'antique qui confèrent tant de noblesse à ce vêtement.

Pourtant, au long de la côte du Bénin, les femmes ne reconnaissent pas seulement le vrai wax à sa beauté ou à ses défauts. Rendez-vous au marché de Traichville. Vous y verre l'Ivoirienne choisir un wax. Elle en apprécie le dessin. Elle palpe l'étoffe, puis elle saisit un coin et le mâchonne dans sa bouche. C'est que le vrai wax garde de la cire un goût légèrement sucré, tandis que ses imitations ont, paraît-il (pour moi, je n'ai jamais saisi la différence) une saveur un peu acide. Cette manière d'agir, comme d'ailleurs la sûreté de jugement, sont propres à l'Afrique de l'Ouest. Au contraire, j'ai pratiqué des expériences à Brazzaville, en offrant au choix des Congolaises un mélange de vrais wax et d'imitations. Trois fois sur cinq elles s'y sont trompées. Le Sénégal, lui non plus, n'est pas très porté sur le vrai wax.

Le fancy print réalise des pagnes analogues de façon beaucoup moins coûteuse. On arrive même à une grande perfection dans l'identité de l'aspect, pour peu qu'on imprime simultanément les deux faces du tissu. N'ai-je pas entendu dans une usine d'Alsace, deux spécialistes en venir aux mots aigres, à propos d'un pagne d'origine japonaise, l'un prétendant qu'il s'agissait d'un vrai wax à la cire, l'autre d'un fancy biface ? Qu'une Ivoirienne n'est-elle pas venue les départager ! En fait, sur un échantillon un peu long, les défauts volontaires, destinés à contrefaire la savoureuse imperfection manuelle, se reproduisent régulièrement au rythme du passage sur les rouleaux, permettant ainsi un moyen facile d'identification. Un pagne en fancy coûtant généralement la moitié d'un pagne en vrai wax, on comprend son succès. Mais le long du golfe de Guinée (Ghana, Côte-d'Ivoire, Nigeria, Togo, Dahomey) les imprimés à la cire conservent une place de choix.

Les grands fournisseurs

Et maintenant, d'où ces pagnes imprimés viennent-ils ? Entièrement d'autres continents jusqu'en 1965, date de naissance d'Icodi à Abidjan, première usine productrice de pagnes imprimés. Avant la guerre, les fournisseurs presque exclusifs étaient les Pays-Bas et la Grande-Bretagne. Pourtant, en 1938, les techniciens français commencèrent d'étudier, à la suite de voyages d'information sur place, la possibilité d'une production française de fancy. En 1945, ils devaient passer à une réalisation effective, prenant progressivement mais rapidement la première place. En dix ans, ils allaient conquérir 70% du marché. C'est à souligner comme phénomène commercial. Il n'est pas fortuit et représente un effort continu d'adaptation à la clientèle. Cet effort se poursuit, car,  sauf le wax print, l'impression française produit, depuis quelques années, toutes les fabrications difficiles et notamment ces imprimés, proches du wax, qu'on appelle les java.

Mais, depuis 1965, l'industrie africaine prend la relève. Je ne parlerai, dans cet article, que de l'industrie implantée en Afrique précédemment française, car je ne connais qu'incomplètement celle du Nigeria et celle du Congo-Kinshasa. À Dakar, Simpafric, à Abidja, Icodi et Sotexi, à Douala, Cicam et surtout sa sœur jumelle tchadienne STT, de Fort-Archambault, l'ICCA à Bangui, produisent des pagnes. Il faudra bientôt ajouter à cette liste les usines en projet à Cotonou, à Bamako et à Libreville et la Société nigérienne des textiles Nitex, dont la mise en route est prévue pour cette année. En outre, Simpafric fabrique à Dakar de vrais wax selon un procédé suisse, et surtout, le grand spécialiste néerlandais, Van Vlisingen, va créer une usine de wax selon le même procédé qu'aux Pays-Bas, en Côte-d'Ivoire. Comme on le voit, grâce à l'industrie textile africaine, le pagne imprimé mérite de plus en plus son nom de « vêtement national ».

Outre des privilèges fiscaux appréciables, outre qu'elle travaille actuellement sur des écrus à bas prix venus d'Asie, l'industrie africaine de l'impression possède un énorme atout : elle est sur place. De ce fait, elle est à même d'apprécier immédiatement les variations d'un goût que nous avons décrit comme spécialement changeant. Si un dessin s'avère ne pas plaire, elle s'en aperçoit immédiatement et peut arrêter la fabrication. Ainsi ne supporte-t-elle pas le poids d'invendus qu'il faut brader. On peut donc considérer l'industrie africaine du pagne comme d'un grand avenir, et elle n'a rien à craindre de la concurrence des pays industrialisés à haut prix de revient, à condition, bien entendu, qu'elle sache tirer tout le parti de sa situation locale et, par exemple, ne fasse pas graver ses rouleaux en Extrême-Orient, perdant ainsi le bénéfice de cette position (cette aberration n'est pas théorique). Il paraît certain qu'une concurrence normale interdit des pratiques aussi anti-économiques, évitant qu'on s'endorme sur des privilèges. C'est pourquoi on doit, à mon sens, considérer comme néfastes des pratiques douanières revenant à des prohibitions d'importations. Par contre, une défense, non contre la concurrence étrangère normale, on vient de le voir, mais contre celle des pays à bas salaires ou à dumping, s'impose peut-être encore plus pour les tissus imprimés que pour les autres tissus.

Industries africaines

En effet, il faut que l'industrie africaine de l'impression puisse situer ses prix à un niveau qui la dispense de s'approvisionner en écrus asiatiques. Sinon, l'Afrique chercherait des débouchés de plus en plus difficiles pour ses coton-fibres tandis qu'elle importerait des tissus écrus ! C'est là une situation à la rigueur acceptable quand pèsent les aléas des débuts, mais qu'on ne saurait perpétuer.

À ce sujet, il est à signaler que certains pays africains gros producteurs de coton fibre ont en projet des unités importantes destinées à la fabrication des cotons écrus et compétitives sur le marché international.

Bien entendu, cette industrie africaine des pagnes imprimés devra continuer d'être protégée non seulement contre les importations régulières et directes des pays à bas salaires ou à dumping, mais contre les importations effectuées avec des factures minorées ou portant de fausses origines et qui ainsi évitent tout ou une partie des droits d'entrée. On devra la protéger également contre la friperie, qui fait perdre à l'Africain son sens naturel de la dignité, bien pis, le déguise en clochard en le détournant de son vêtement national.

Non ! Que l'Afrique, au contraire, conserve ce charme chatoyant et coloré qu'elle doit à ses pagnes imprimés ! Suivant les régions on les porte plus ou moins long, on les drape de façon différente, tantôt en sari, comme en Inde, tantôt noués à la taille, parfois sous la transparence d'un boubou. Mais ils sont toujours le symbole des coutumes africaines et de leur unité dans la diversité. Ils apparaissent aussi comme un symbole de résistance de la négritude au nivellement cosmopolite. Vraiment, quel visage aurait l'Afrique sans le parterre coloré des pagnes imprimés.