Un archipel oublié : Les Comores

France Forum n°98-99 10-11/1969

 

Dans un livre que mes dix-huit ans goûtèrent, Abel Bonnard dit sa prédilection pour les îles et les lacs. La vie s'y ferait plus secrète et plus retirée. Les paysages apaiseraient ceux que la vie a blessés. La vie ne m'a pas blessé – bien plutôt comblé – mais j'aime les îles et les lacs. Je les aime pour la constante rencontre de la terre et des eaux. Jusque dans les hauteurs, on sent la présence aquatique. On la devine à la saveur de l'air, à l'éclat verni du ciel. Au long des rives, dans chaque anse un échange de reflets plonge les cimes dans les profondeurs et répercute la lumière sur les faîtes.

Entre toutes les îles que j'ai connues, je préfère les Mascareignes : même la Réunion, l'île toute ronde qui tourne le dos à la mer. Hérissée de pics, déchirée de hautes vallées, elle aligne des côtes sans accidents. Sans jamais une crique ou une anfractuosité, celles-ci paraissent, de leurs galets noirs et de leurs falaises en forteresses, éloigner un océan mort que jamais n'anime aucun  bateau. Mais à Nossi-Bé, mais dans les quatre Comores se célèbre le mariage de la verdure et des coraux.

Îles parfumées. Le soir l'odeur des ilangs obsède. Elle monte des plantations torturées dont les troncs, mutilés pour faciliter la cueillette, évoquent la vision d’Ézéchiel que l’Église lit à la veillée pascale. Jugement dernier végétal où la lune accroche des éclairs d'acier. Vers le port, chaque lueur présage un mystère : celui des édifices chaulés avec leur double rangée d'arcades bâties de neige immatérielle ; celui des ruelles noires où flotte une vague odeur de haschich.

Un siècle de présence française impose aux villes des Comores un tempo de sous-préfectures. Pourtant, comme on y respire encore la flibuste ! Comme au marché de Moroni, on entend – distrait pourtant par le jaune des agrumes, le rouge aigu des piments et la féerie des pagnes – sortir des murs le geignement des esclaves que leurs marchands y attachaient. Au long des quais, ces boutres épais comme des coléoptères, que chargent-ils ? Coprah ou chanvre indien ? Quel commerce obscur fait ici le relais ? Mon imagination divague, mais le décor lui impose ces images à la Monfreid. On est beaucoup plus en Arabie ou au Yémen qu'au long des côtes africaines. C'est le même Islam qu'en Arabie, étroit et carapaçonné de pharisaïsme. Sous le couvert d'institutions que nous avons dictées, il entretient le vieil esprit féodal.

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Surtout, une France distraite n'a pas changé grand chose ici. J'aimerais qu'on interrogeât sur les Comores les candidats au Baccalauréat. Combien les situeraient en Océanie ? Combien en feraient une possession britannique ? En France, qui sait, sauf dans les milieux restreints, qu'un petit bout de notre République s'éparpille à l'orée du canal de Mozambique et que quelques trois cent mille hommes  (métissés de malgaches à Mayotte, avec un peu de sang portugais, beaucoup de sang arabe mais aussi du sang bantou et indien) se trouvent, par une sorte de fiction juridique, nos concitoyens ?

À côté de cette population disparate et fermée, plutôt qu'avec elle, vivent aussi quelques centaines de Français de souche (comme on disait au temps de l'affaire d'Algérie) : huit cents environ, la plupart à la Grande Comore. Naguère (voilà en fait une vingtaine de mois), ils y jouaient encore la comédie de l'Empire. Dix ans après les indépendances africaines, on y appliquait la loi-cadre de Pierre-Henri Teitgen. Partage des attributions, partage des prérogatives et même, en fait, de la souveraineté : le Haut-Commissaire de la République Française et le Président du Conseil du Gouvernement dressaient l'un contre l'autre leurs pouvoirs parallèles, matérialisés par les blocs de ciment qui abritaient leurs bureaux respectifs. Entre eux, encore plus massif, le bâtiment du Trésor, et devant la mer un tout petit  Parlement aux allures de pavillon pour syndicat d'initiatives. On discutait ferme des questions aussi importantes que le point de savoir si le chef du Gouvernement local bénéficierait d'un étendard. On voulait bien qu'il en eût un, pourvu qu'il ne s'appelât pas « drapeau ». La politique se réduisait à ces dimensions. Mais tout cela est passé. Un nouveau statut accorde pratiquement l'indépendance aux Comores, sauf le droit de légation active (elles ont le droit de légation passive), qui serait ruineux pour cet archipel, et la défense qu'elles ne pourraient pas assumer. En échange de quoi, l'archipel reçoit une subvention annuelle d'environ un milliard de francs CFA.

On peut tirer une leçon de cette histoire : au XXe siècle finissant, la souveraineté ne se divise plus, sinon pour une période transitoire. Pourtant, à la fin de la IVe République, quand les peuples d'outre-mer réclamaient leur indépendance, nous avons cru à ce partage – moi le premier. Mendès-France l'a établi (non juridique, mais de fait) pour la Tunisie, ses successeurs pour le Maroc. Nous avons cherché dans un tel partage la solution du problème algérien, illusion longtemps nourrie par le Général de Gaulle. On appelait cela « une solution fédérale ». La preuve est administrée qu'une souveraineté engendre tant de heurts que fatalement la souveraineté, même de fait,  revient toute entière à une seule des deux parties.

Pourtant, quelque chose subsiste de la Loi-Cadre : les Comores délèguent encore à Paris deux députés, un sénateur et un conseiller économique. En réalité, ce sont surtout des ambassadeurs chargés de rappeler à une métropole absorbée par d'autres soucis les besoins de leur archipel. Point plus important : les Comoriens votent en cas de référendum et pour l'élection présidentielle. Les majorités dans les scrutins sont massives, si massives qu'à Paris elles font sourire. Sont-elles authentiques ? Remarquons que les candidats n'osent pas se prévaloir des résultats obtenus dans ces pays. M. Pompidou avait expressément affirmé qu'il n'accepterait pas de devoir sa présidence aux voix des départements et territoires d'outre-mer. En fait, on ne peut pas dire que les scrutins soient en règle générale frauduleux aux Comores. Le folklore électoral y est bien moins fourni qu'à la Réunion. Mais la France est loin. On ne la connaît pas. Le référendum et l'élection présidentielle sont entièrement dominés par des considérations de politique locale. Voter « oui » au référendum, voter Pompidou pour la Présidence, c'est en fait plébisciter non un régime français dont on n'a cure, ni un de nos hommes d’État qu'on ignore, mais soutenir le Président des Comores, M. Saïd Mohammed Cheik, dès lors que celui-ci avait enjoint de voter « oui » ou de mettre dans les urnes des bulletins « Pompidou ». Au contraire, voter « Poher », c'était affirmer l'opposition locale, sauf à Aujouan où le sénateur, M. Ahmed Abdallah, a considéré que son honneur et son amitié l'engageaient à faire voter au premier tout pour le Président du Sénat. Quant à Mayotte, en votant « Poher », elle entendait affirmer son hostilité à la Grande Comore. Car tout cela, je l'ai déjà dit, est très féodal. Sous les oppositions et les rivalités actuelles ; transparaissent les querelles des minuscules sultans de jadis, un peu comme sous certaines toiles de maîtres on aperçoit une peinture antérieure. Les vielles sociologies commandent une politique qui n'est qu’apparemment inscrite dans la République Française. Sous le référendum se déroulent encore les luttes du Sultan Tibe pour asseoir sa souveraineté sur le Sultan de Domini ou le Sultan d'Itsandra.

Dans ces conditions, la participation des territoires d'outre-mer, les Comores comme les autres, aux élections présidentielles et aux autres consultations nationales est-elle sage ? Certes, leur appartenance à la République Française l'implique. Mais ne pourrait-on pas manifester cette appartenance sous une forme plus adaptée ? La Constitution de la IVe République comportait une institution qui ne bénéficia jamais d'une véritable existence, de par la volonté de M. Vincent Auriol semble-t-il, mais qui eût sans doute permis une meilleure évolution de nos rapports tant avec les États associés d'Indochine qu'avec les Protectorats de Tunisie et du Maroc : le Haut-Conseil de l'Union Française. Il devait grouper autour du Président de la République les représentants des États Associés et Protectorats. Ne pourrait-on instituer un Haut-Conseil de la République, où les Gouvernements autonomes (on pourrait même dire « indépendants », tant est large la décentralisation dont bénéficient les Afars et les Issas et les Comores) des territoires d'outre-mer trouveraient le lieu et l'occasion pour s'exprimer et faire valoir leurs vues, sans que s'imposent de fâcheuses interférences entre politique locale et politique nationale ?

Pourtant, la représentation des Comores à nos Assemblées constitutionnelles présente un énorme avantage : elle a permis d'assurer un poste politique à chacune des diverses tendances qu'engendre la sociologie historique de l'Archipel et a assuré ainsi une paix jusque-là inconnue. Ainsi n'existe-t-il plus d'opposition, sinon quelques individus isolés en Tanzanie. Leur influence est presque nulle. Intellectuels, ils n'exercent pas, pour le moment, d'emprise sur une masse analphabète et docile à ses cadres traditionnels. La seule chance de cette opposition serait que la situation économique empirât. Cette éventualité ne se présentera pas tant que la France maintiendra son aide. Celle-ci ne semble pas mise en question, heureusement : livrer les Comores aux aventures de difficultés économiques accrues serait les offrir à une pénétration soudanaise, arabe, égyptienne, voire tanzanienne, qui constituerait un grave danger pour Madagascar.

Car la situation économique de l'Archipel apparaît précaire. Les plantes à parfum en constituent la principale richesse. Malheureusement, la conjoncture est mauvaise. En outre Madagascar étend ses cultures d'ilangs. Nossi-Bé présente aussi des étendues surréalistes plantées de moignons suppliciés. Surtout, avec la paix et la santé se développe une natalité de catastrophe. Les îles ne nourrissent que mal leurs populations. Comment celles-ci vivront-elles dans dix ans ? On s'interroge avec d'autant plus d'angoisse que le budget comorien, en dépit de certaines apparences, ne consacre pratiquement aucun chapitre aux investissements. Reste le tourisme. Mon hôtel est plein de jeunes ménages Sud-africains. Si loin des routes fréquentées, est-ce une ressource ? Cet éloignement même assure le charme dépaysant d'un pays où les légendes vivent. Mais, dans ces conditions, peut-on asseoir une économie sur le tourisme ?

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Avec le soir, les îles retrouvent leur mystère. Des fantômes blancs longent les routes. On se déplace beaucoup la nuit, aux Comores. Vers quel trafic ? Des cercles se constituent autour des quinquets dans les rues. Leurs ombres grimacent et gesticulent sur les murs. Que se dit-on ? L'heure appartient aux commerces furtifs. Dans le port, la marée soulève les boutres. Sur leur pont les cocos évoquent les cranes  entassés des anciens ossuaires, mais s'ils lèvent leurs voiles épaisses, qu'emporteront-ils dans leur soute ? Les mosquées dressent leur minaret vers l'Unique. Elles témoignent de la foi, mais elles n'exorcisent pas la nuit de ses djinns à visage d'homme. Observance et sensualité s'épousent sous le manteau du plus intransigeant puritanisme social. Nous sommes au débouché de la mer Rouge...