Simples propos d'un Européen sur le socialisme africain

Un tri à opérer

En doit-on conclure qu'on doit tout rejeter dans cet ensemble confus, variable d’un État à l'autre, qu'on a baptisé le socialisme africain ? Ne doit-on répondre à aucune des aspirations que nous avons décelées en procédant à son analyse sommaire ? Bien loin de là. Simplement un tri doit être opéré.

Nous constaterons, par exemple, que ce socialisme a surtout été mauvais conseiller en matière de commerce extérieur. Des États, sous son prétexte, ont tendu à s'assurer le monopole de ce commerce soit directement, soit par la voie de sociétés en leur obédience. C'était presque fatal dès lors que la principale source du socialisme africain, la plus explicable en tout cas, réside dans le désir de parfaire l'indépendance politique par une indépendance économique. Le réflexe de prendre en main les importations et les exportations apparaissait comme une espèce de nécessité psychologique. La pensée était naturelle, bien que mauvaise en fait, car il n'est d'autre indépendance économique que la prospérité, et cette monopolisation étatiste (l'expérience l'a amplement montré au Mali, en Guinée, au Maroc, dans d'autres pays encore) n'apporte pas la prospérité. Les Sociétés d’État ont administré, presque partout, les preuves de leur impéritie et de leur incompétence. Elles ont accumulé les déficits et gravement obéré les finances nationales. Pouvait-il en être autrement, quand la grande structure de refus au développement réside, en Afrique, dans le manque d'une classe de fonctionnaires à la fois nombreuse, honnête et compétente, une telle classe étant au surplus la condition première de toute réussite socialiste. Ainsi s'est trouvé compromis un socialisme africain qui, de par son caractère, comporte des éléments positifs qu'il ne faudrait pas négliger pour autant.

Quels éléments positifs ? Mais d'abord que satisfaction doit être donnée au nationalisme économique en ce qu'il a de légitime, c'est à la fois de non rétrograde sur le plan moral et de non opposé au progrès, c'est-à-dire non pas au nationalisme économique qui revendique des tâches de commerce extérieur qu'un État africain ne peut actuellement assurer (au reste, les États européens le pourraient-ils ?) mais celui qui travaille à susciter un véritable commerce intérieur autochtone. Je ne sais si on doit leur appliquer l'épithète socialiste, mais les efforts entrepris au Sénégal et en Côte d'Ivoire, sans doute aussi au Cameroun, pour former de véritables commerçants sont à retenir. Doter ces commerçants autochtones d'un pécule en marchandises pour assurer leur départ, leur imprimer le sens de la propriété commerciale, c'est-à-dire le respect du  client qu'on « n'estampe » pas d'un seul coup, quitte à l'éloigner à jamais, mais qu'au contraire on s'attache par la modération vis-à-vis de lui. Vers ces objectifs, des actions sont à entreprendre – et sont entreprises, qui donnaient satisfaction aux aspirations confuses mais naturelles qui s'expriment dans le socialisme africain. De même, il n'est d'autre vrai socialisme que la hausse du niveau de vie des masses et, en Afrique, ces masses sont d'abord rurales. Le vrai socialisme, en Afrique, est au niveau du village, cette famille élargie qui constitue la cellule de base de la société noire. C'est là qu'il faut l'instaurer, en développant l'esprit communautaire et en le mettant au service, non de coopératives trop larges pour être contrôlées, mais de petites sociétés coopératives qui épousent justement le village. Les Sociétés Indigènes de Prévoyance ont laissé un mauvais renom. Elles le méritaient, car l'administration coloniale en a fait un usage abusif et les a détournées de leur fin. Si les Sociétés Indigènes de Prévoyance échouèrent, c'est d'avoir été l'affaire non du village, mais du « Commandant » qui en a fait trop souvent sa « caisse noire ». Néanmoins, elles s'inspiraient d'un principe sain et qu'un véritable socialisme africain devrait reprendre à son compte : modeler l'économie sur le village et, partant, ressusciter celui-ci.

*

**

Le socialisme africain présente un défaut, nous l'avons vu, d'être un vocable qui inquiète les investisseurs. Ne doit-on pas tenir compte de cette inquiétude, même si elle paraît peu fondée, malgré une certaine contamination chinoise ? Il présente donc ce défaut, mais en même temps il exprime une aspiration très authentique de l'Afrique, vers la véritable indépendance économique qu'entraînent le mieux être et le mieux vivre. Une telle aspiration ne peut-on pas y répondre sans trop user d'un mot « tabou » ( puisque les mots tabous, quoi qu'en pensent certains ethnologues ne sont pas un privilège exclusif de l'Afrique) en parlant de « communautarisme » ou en se servant de tout autre néologisme non explosif ? Surtout, ne doit-on pas, au lieu de multiplier les mots, entreprendre les vraies actions socialistes qui, elles, n'effraient pas les investisseurs – ces actes tels que j'en ai cités : formation de véritables commerçants africains et résurrection coopérative du village ? Le mot d'ordre ne devrait-il pas être d'instaurer ce vrai socialisme, sans effrayer des capitaux dont, dans le contexte économique actuel, l'Afrique ne peut se passer ? Je jette ces idées dans le débat. Une analyse sociologique plus poussée du socialisme africain me fera peut-être réviser mon jugement. Je ne prétends qu'indiquer des lignes de recherche et des hypothèses de travail. Je ne suis quand même qu'un Européen : aux Africains de répondre.