Quatre escales africaines

Cotonou

Car passer du Togo au Dahomey, c'est passer de la sagesse à la folie. Quelques chiffres vont suffire à illustrer mon propos. Par simple le jeu d'un non règlement des chèques postaux, le Dahomey est parvenu à accumuler vis-à-vis de la France six milliards CFA de dettes. Le revenu national a baissé de 15 à 20% depuis l'indépendance. En 1964, le pays a vécu sur une avance française de 5 300 millions CFA. Toutes les productions sont en baisse et notamment celle du palmiste, une des seules ressources du pays. La balance des paiements qui, ces dernières années, n'était couverte qu'à 43% ne l'est plus qu'à 38%. 65% du budget sont mangés par les traitements des fonctionnaires qui, en trois ans, sont passés de 6 000 à 12 500 (tout cela pour 2 200 000 habitants quand même sous-administrés). La brousse dans sa misère est comme anesthésiée et abrutie. Elle ne réagit plus. On vit dans une situation ubuesque : pendant qu'il y a à Paris en exercice 45 médecins dahoméens, on importe des médecins français au titre de l'assistance technique.

La politique est la principale cause de cette situation de catastrophe où les fonctionnaires ne sont payés que dans la mesure où l'Ambassade de France comble le déficit à chaque fin de mois. Cette politique, bien entendu, est accompagnée de concussion mais d'une concussion si généralisée qu'elle en cesse d'être vraiment rentable. Les circuits d'une contrebande qui – dans un pays où les recettes douanières sont la principale ressource budgétaire – est si forte qu'elle diminue de moitié les droits normalement perçus (3 milliards CFA au lieu de 6) aboutissent tous, à travers les fameuses « revendeuses », c'est-à-dire les négociantes cette région matriarcale, à quelque haute personnalité politique. Bien mieux, circule, m'a-t-on dit de bonne source, dans toute la ville, la photocopie du chèque sur la NNCI par lequel les Chinois de Pékin auraient payé au Président Apithy leur reconnaissance et leur installation avec un drapeau flottant au centre même de la ville. Ce chèque se monte à 20 millions CFA, les consciences dahoméennes ne sont décidément pas chères. On joue une sorte de drôle de petit jeu de cache-cache entre hommes politiques, et chaque matin chacun se demande si le Gouvernement est encore debout. M. Maga, contre lequel on n'a relevé que des charges insignifiantes, va bientôt sortir de prison pour reprendre sa place au Gouvernement tandis qu'iront sans doute faire un stage dans sa geôle ceux qui l'y avaient plongé. Tout cela se pratique avec une certaine bonhomie. Comme on pressait le Premier Ministre, M. Ahomadegbe de faire payer leur patente aux fameuses « revendeuses » (les négociantes en tissus), il a eu ce mot désarmant : « Mais comment voulez-vous que je l'obtienne, puisque ma femme elle-même ne paie pas patente ? »

Si vous avez de l'argent ne le placez pas au Dahomey ! Ce pays est un des plus navrants de l'Afrique et d'autant plus navrant qu'il possède une richesse exceptionnelle : une élite très nombreuse. Mais si le Dahoméen bien encadré dans un pays étranger est un excellent fonctionnaire ou employé, dans son propre pays il ne vaut plus rien : il ne fait plus que de la politique, celle-ci entendue comme un vrai pillage de la fonction publique : un « spoils system » en un peu minable.