Ballet russe

IV Kolka a voté

Quel beau matin clair sur Moscou ! L'air est si pur, par ce froid ensoleillé d'hiver, que Kolka en éprouve comme une ivresse. Le vent pique légèrement, malgré les oreilles rabattues du bonnet de fourrure, mais quelle joie cette netteté du jour, la transparence précise de la lumière. Les murs roses du Kremlin et ses tours comme un immense jeu d'échec, les bâtiments impériaux jaunes et blancs et plus haut l'or et l'argent des coupoles. Tout brille. La Cathédrale Saint-Basile semble un buisson de flammes, elle brasille dans le soleil.

Oh ! Oui, Kolka se sent heureux, tout en longeant le Kremlin où vit notre grand Staline. Il va voter. Il va dire sa foi dans notre patrie soviétique. Voter, bien sûr dans les autres pays on ne vote pas. Et puis ils ont plusieurs partis, plusieurs listes. Pourquoi plusieurs partis ? Qu'est-ce que cela veut dire plusieurs partis ? Quand même, faut-il que le capitalisme soit pourri ! Plusieurs partis...

Hier, c'était la dernière réunion électorale. Ah ! Quelle belle soirée ! La salle de l'école était pleine de branches de sapin que reliaient des oriflammes rouges et or. Et même devant la statue de Staline, le cher petit père, on avait mis du mimosa. C'est drôle, pendant qu'on chantait Kolka avait pensé à cette église qu'on a abattue pour élargir la place de la Révolution. Sa grand-mère l'y menait quand il était petit. Oui, pendant qu'on chantait les hymnes du parti, pourquoi avait-il pensé à cette église ? Et en quoi cela se ressemblait-il ?

Et maintenant Kolka a voté. Il a accompli ce geste pour lequel, depuis trois semaines il s'est préparé. Que de réunions il a suivies. C'est vrai, presque autant que lorsque sa grand-mère a voulu qu'il fasse sa première communion. Qu'elle était arriérée la pauvre femme ! Toutes ces niaiseries des popes, ces exhortations, ces psalmodies, ces communions... Au moins les discours des orateurs du parti, les chants soviétiques qu'on reprend en chœur, cela compte.

Il a mis son bulletin dans l'urne et le Président lui a serré la main. Mais les gens sont drôles : dans la salle du vote, il  y avait une vieille femme qui devant la statue de Staline a fait son signe de croix. Et puis Kolka s'est promené dans les rues. Il s'est arrêté devant le « Gastronous », celui de l'hôtel Moskva, avec en devanture un bel esturgeon de papier doré. Et maintenant, que faire ? Mais Kolka ne veut pas s'avouer qu'il s'ennuie. - On ne s'ennuie pas le jour où on a voté.