Ballet russe

II La première communion

Pour économiser l'électricité et n'allumer qu'un quart d'heure plus tard, Madame Denis transporta sa chaise dans le carré de lumière que laissait tomber le soupirail. Quatre heures déjà. Sonia, sa petite fille n'était pas encore rentrée de l'école. Le samedi, pourtant, elle devait sortir plus tôt.

« Je ne pourrai pas l'attendre, se disait Madame Denis. Il faut que je passe à l'ambassade des États-Unis, pour y porter cette icône. Je ferais mieux d'aller d'abord chez le Père Vladimir. Peut-être en aura-t-il une meilleure à me proposer. Il doit être encore au marché kolkhosien. C'est plus près que chez lui. Et puis on risque moins d'être remarqué. Si je vends cette icône deux cents roubles aux américains, il m'en restera trente pour moi. J'irai chez la Lubova. Son mari est serveur à l'hôtel Métropole. Elle aura sûrement quatre tranches de pain blanc à me vendre ».

Le métro, ses escaliers mécaniques interminables, l'ambassade des États-Unis, la Lubova – Madame Denis a pu achever toutes ses courses. Sonia dort dans son petit lit. Il faudra la réveiller tôt demain. En attendant sa robe de première communion n'est pas finie. Sa première communion... Madame Denis évoque les premières communions de France, l'Église pleine de cierges, les cantiques :

Troupe innocente

D'enfants chéris des Cieux

Dieu vous présente...

Ah ! voilà bien longtemps qu'elle n'avait pas chanté, même tout bas. Ah ! si seulement son fils était là. S'il voyait la petite, demain. La petite, elle sera presque aussi belle qu'une première communiante de France. Voilà dix ans qu'il est parti, qu'il a réussi à regagner la France, qu'il n'a pas revu Sonia, sa fille. Ah ! si elle pouvait le rejoindre, emmener l'enfant. S'ils étaient en France, tous les trois. Elle offrirait à Sonia une longue robe en mousseline, et un voile qui lui traînerait jusqu’aux pieds.

Cela fait mal de penser. Pourtant elle n'est plus aussi malheureuse qu'autrefois. Elle a pu se procurer ce logement. Une cave, mais les voisins sont propres et ne font pas trop de bruit. Ce n'est plus comme pendant la guerre. Ce camp de concentration où on l'avait enfermée avec les autres français de la ville. Elle n'était pas française pour retourner en France, on lui objectait qu'elle n'avait pas de passeport. Mais pour l'enfermer derrière des barbelés, on l'avait bien considérée comme française.

« Entrez » - Ah ! Madame Rang, comme c'est aimable à vous d'être venue. Fermez vite votre porte que cette horrible odeur de cuisine ne pénètre pas. Ne faites pas de bruit. Oui, vous voyez, la petite dort ».

« Vous lui avez apporté un cadeau de première communion ! Oh ! que c'est gentil. Ce sera tout à fait comme en France. Une image française du Sacré-Cœur  ».

Elles sont là les deux vieilles femmes. Elles ne parlent pas. Elles regardent l'image, et, par delà le pauvre coloriage, la France qu'elles ont quitté depuis trente ou quarante ans. Elles étaient venues en Russie comme institutrices, l'une et l'autre. Puis elles avaient épousé des professeurs français. Ensuite ce fut la révolution, la mort de leur mari. Les enfants qu'elles avaient élevés, Dieu sait comment ! Elles les avaient élevés quand même.

« Et si vous saviez comme elle est bien préparée, cette petite. Le chapelain de l'Église française me l'a dit, je n'ai rien à craindre ».

*

**

Elle est finie la belle journée. Sonia dort. Madame Denis range la robe et la couronne.

Elle est finie, la belle journée. Depuis le matin, Madame Denis a attendu une sorte de miracle. Elle ne savait pas quoi exactement. Pendant la messe, au milieu de toutes ces pauvres vieilles polonaises, elle l'attendait. Elle l'attendait à la Table Sainte. Pendant le déjeuner, elle en était comme absente. Revoir son fils, tout à coup là, ou repartir pour la France avec la petite, ou quelque chose d'autre encore.

Et elle est comme un enfant au soir d'un dimanche très désiré. Ce n'était que cela, ce n'était que cela ! Et tous les vieux soucis vont revenir. Sa vie à gagner chaque jour, la peur. Une dénonciation possible, on ne sait pas pourquoi. Un camp de concentration encore, et de nouveau être sans nouvelles de la petite. Et si elle mourait, que deviendrait Sonia ?

Sur la table, la nappe blanche est encore là, avec une des quatre tranches de pain blanc qu'on n'a pas mangée. Cette tranche de pain blanc, ah !  pourquoi donc ? C'est trop. Elle exprime sa misère, la porte à son comble.

Et silencieusement, très silencieusement pour que les voisins ne l'entendent pas, Madame Denis se met à pleurer.