Ballet russe

I – La montre

De droite, de gauche, le Métro la roulait, le beau métro soviétique, « notre métro » comme on dit à Moscou. Et, bien sûr, aucun autre peuple n'en avait, un métro. Choula le savait. Victor, qui a combattu sur le front allemand, affirme le contraire. Mais Victor est gagné par la pourriture occidentale.

Ainsi pensait Choula... Par exemple, il ne fallait pas manquer la station. C'était la cinquième. Combien en avait-on passé ? Enfin, pas moyen de se tromper, lui avait-on dit. Elle devait descendre à la station où on voit des statues dorées.

Oui, mais comment faire ? Si elle ne se préparait pas d'avance, elle ne parviendrait jamais à sortir. On arrivait à une gare. Non, pas de statues dorées. Rien que des arcades de métal, brillantes, brillantes, et puis aussi du marbre rouge, beau comme de la viande saignante. Et ces lampadaires ! Ils pendaient, se relevaient, se tordaient. Ah ! Ça c'était beau !

Depuis hier Choula avait quitté son Kolkhose, à soixante cinq verstes de Moscou, du côté de Zadorsk. Soixante cinq verstes, ce n'est pas loin, et pourtant elle n'était jamais venue à Moscou. C'est qu'on n'est pas riche dans notre kolkhose. Mais il avait fallu vendre le lard à la ville, et la mère était trop fatiguée pour le voyage. Et puis Choula voulait voir le tombeau de Lénine. Hier, elle avait attendu quatre heures sur la Place Rouge, si froide, où le vent siffle. Elle n'oserait pas le dire, mais elle avait été déçue. On passait trop vite. Du marbre, encore, mais pas si beau que dans le métro. Par contre, ce qui lui avait plu, c'était le musée de la Révolution. Pas les tableaux, on en voit trop, pas les statues (ces Lénine, ces Staline on en trouve partout) : la salle des cadeaux offerts à notre Petit Père.

Ah ! C'était beau ! On voyait même une coiffure de peaux-rouges (le guide l'avait expliqué, mais Choula n'avait pas osé demander qui étaient ces peaux-rouges. Quelque république de cosaques, sans doute). Et puis une petite locomotive dont les roues tournaient toutes seules. Des garnitures de bureau. Une d'elle lui plaisait tant. Le buvard, le classeur, le presse-papier, tout représentait des locomotives. Choula avait déjà vu une garniture de bureau. L'instituteur chez qui elle allait chaque matin porter le lait, en avait une, mais pas si belle.

Mais n'arrivait-on pas à la station aux statues dorées ? Non, pas encore.

Un grand remous. Le flot des sortants se heurte à celui des gens qui veulent monter. Ceux-ci l'emportent, et deux grands garçons, deux soldats, viennent déferler presque sur les genoux de Choula.

Ils sont beaux, tous les deux. Un homme est toujours plus beau avec les capotes de l'armée, si droites, en si magnifique étoffe, qu'avec une pelisse usée ou un manteau matelassé. Quand même, ces deux là sont bien, avec leurs petites toques de mouton crânement posées sur le côté.

Choula leur sourit. Ils lui sourient. Décidément ils lui plaisent. Surtout le petit, avec ses yeux bleus comme un bout de ciel d'été. On cause un peu, mais pas très bien. Ils sont ukrainiens et ne savent presque pas parler le russe. Ils se sont assis à côté de Choula et le plus petit lui a passé un bras derrière la tête, sur le dossier de la banquette.

Et Choula (Est-ce l'effet de son châle blanc) paraît plus rouge. Mais que se dire ?

Alors l'autre soldat, celui qui n'est pas le plus petit, pose sa main sur le poignet de son compagnon. Il en soulève un peu la manche. Et Choula voit – brillante – une montre.

Une vraie montre, avec ses aiguilles, et qui fait un petit bruit – Toc, Toc – (elle la porte à son oreille), une vraie montre avec une petite roue dentelée pour la remonter (le soldat lui permet de la tourner un peu). Bien sûr, Choula ne sait pas lire l'heure sur les montres, mais quand même...

Ah ! Voici la station avec les statues dorées. Choula se précipite, donne du coude et du genou – un dernier sourire vers les soldats – la voici jetée sur le quai.

Quand même, quelle belle journée ! Elle a parlé avec un soldat, et il avait une montre.