La cantilène de la mer

Paris 1925

 

Je suis la mer, la mer horrible et vengeresse.

Je déchire mes seins aux récifs ténébreux,

Je hurle mes désirs en des souffles affreux,

Et les bateaux sur moi, grelottent de détresse.

 

Je tords ma chevelure aux cimes des écueils,

Je me dresse imposante à tous les coins du monde,

Et les femmes, la nuit, quand, furieuse, je gronde,

Reprisent en pleurant, leurs vêtements de deuil.

 

Je suis un grand suaire où roulent des squelettes,

Et si vous descendez, un jour, aux profondeurs,

vous verrez balançant leurs fantômes d'horreurs,

Des cadavres verdis aux tristes silhouettes.

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Je vous aime pourtant, capitaines ! Marins !

Qui partez défiant ma colère sauvage,

Qui, les muscles raidis, fiers, riant sous l'orage,

Allez toujours avant vers les pays lointains ;

 

Vos voiles pleines d'air volent comme des ailes,

Par les beaux matins clairs où vous vous embarquez,

Où tirant sur la drisse, orgueilleux, vous arquez

Vos torses de Titans aux allures rebelles.

 

Dans la morne fureur des éléments lâchés

Tels de grands albatros, vous restez sur le gouffre

Et ne frémissez pas lorsque le bateau souffre

Tandis que je vous mène à de sombres rochers.

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O ! j'en ai fait mourir tragiquement des hommes,

Combien j'en ai roulés aux hasard de mes flots,

combien j'en ai sombré de jeunes matelots,

Et les soirs bleus, je berce, amoureuse, leur somme.

 

Combien s'en sont partis la nuit au flot charmeur,

Laissant aller leur voile au souffle de la brise

Dans la douce tiédeur de l'immensité grise

Au rythme des soupirs cadencés du rameur.

 

 Combien s'en sont partis qui dans la nuit sombrèrent

Après l'enchantement d'un crépuscule doux,

Ballottés par mes eaux, aux sombres cheveux roux,

Combien de beaux pêcheurs, audacieux, se noyèrent.

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O ! je les aime bien leurs mères et leurs sœurs

Qui viennent tous les jours les espérer encore,

Je sais bien que leur cœur désemparé m'abhorre

Et j'ai pitié parfois, de leurs mornes douleurs.

 

Mais celles que je hais ce sont leurs fiancées,

Pour elles les pêcheurs ne m'aiment qu'à demi,

Et songent que le soir, le dur labeur fini,

Ils se réchaufferont des étreintes glacées.

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J'aime les beaux voiliers qui vont droit vers le nord,

Palpitant sous la brise humide qui les gîte,

Sous un ciel bleu, les beaux bateaux qu'ils nagent vite,

Les trois mats paimpolais, les grands bateaux d'Armor !

 

Mais je les aime mieux chassés par les nuées,

Perdus dans le brouillard qui s'étend partout gris,

- Leurs focs sont distendus, leurs misaine à trois ris,

 Et palpitent les mats sous les sombres ruées.

 

Ils vont, battant de l'aile, oiseaux marins blessés,

Les cordages huilés cassent comme une soie,

Et je sens à les battre une terrible joie,

Les ensevelissant de mes baisers glacés.

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Je suis la mer, la mer horrible et vengeresse,

Je déchire mes seins aux récifs ténébreux,

Je hurle mes désirs en des souffles affreux

Et les bateaux sur moi grelottent de détresse,

Je suis la mer, la mer horrible et vengeresse.