Symphonie pour les jeunes morts

Kersaint Août 1931

I

 

Par ce soir désolé, je songe à vous mes morts,

Il fait doux, mais si triste est la mer immobile,

Si déchirants les cris lointains venus des villes,

Les derniers vaisseaux ont glissé vers le Nord.

 

Je songe à vous, surtout, morts de vingt ans, mes frères,

De tels soirs nous avons rêvés de grands départs...

Vous seuls êtes partis ...Pourquoi, sous nos regards

Avez-vous démarré des môles de la terre ?

 

Un nuage neigeux au ciel est accouru,

Mais il s'est dilué sous le dur vent d'automne ;

Longtemps nous chercherons, d'un labeur monotone,

Au ciel, le beau nuage à jamais disparu.

 

II

 

Le printemps était doux, la terre était riante,

Les champs roux bourdonnaient de soleil accablés,

Les collines d'azur, onduleuses, brillantes,

Déroulaient jusqu'au ciel la houle de leurs blés

Que les brises ployaient en nappes scintillantes.

 

Le printemps était doux, l'air était pur, sonore,

Surchargé de frissons, de trilles et de cris ;

Des oiseaux babilleurs pépiaient dès l'aurore ;

Tout vibrait, O mes morts ! Et sous vos yeux épris

Les pays oscillaient dans un réseau sonore...

 

Et vous, adolescents ivres de votre vie,

Cernés de tant de sève et de tant d'horizons,

Vous offriez au jour vos corps que tout convie ;

Sentant participer, jusqu'à la pâmoison,

Tout votre être à l'émoi des campagnes ravies.

 

Et vos jeux, et vos bains aux étangs tiédis,

Les courses, demi-nus dans les herbes glissantes ;

La sieste parmi les joncs ; lorsqu'à midi

Le soleil ravageait la plaine incandescente

Et que tout se taisait dans les champs engourdis.

 

Mais les beaux soirs tissés d'or, de pourpre et de neige,

Lassés de tant d'amour, n'avez-vous pas pleuré ?

L'âme aveulie au bord des nuits se désagrège,

Tandis qu'au fond des cœurs un enfant effaré

Sur un violon faux écorche des arpèges...

 

Le soleil se déchire à l'horizon.

Le violon vibre, frémit et s'exaspère,

Des chagrins oubliés sourdent au cœur déçu ;

Les couleurs et les sons tristement s'exagèrent...

On pleure des chagrins que l'on n'a jamais eu.

 

L'excès des soirs d'été, les collines brillantes,

Vos jeux, votre ferveur, furent-ils vains essors ?

Le printemps était doux, la terre était riante ;

La vie où le soleil versait des reflets d'ordinaire

Coulait entre vos doigts ainsi qu'une eau courante.

 

Et maintenant vous êtes morts.

 

III

 

Les mères n'ont pas cru que ce fut vrai – les mères

Stupéfaites de voir des rêves inconnus

Emplir d'orgueil vos fronts butés dans le mystère ;

Ces morts graves sont-ils leurs enfants ingénus ?

 

Et c'est l'arrachement ; la douleur est au ventre,

Elles tendent les mains au cercueil refermé -

On a pris vos petits, Mères, et la terre entre

Dans la bouche et les yeux que vous avez aimés.

 

Morts ! Nous avons sondé l'incroyable mystère

Des bras figés, des corps raidis par le trépas.

Rien n'a répondu – que le refus austère

De vos yeux grands ouverts qui ne nous voyaient pas.

 

IV

 

Déjà le printemps rit, le printemps revenu,

L'air exulte, strié d'alouettes criantes,

Et le printemps est doux, et la terre est riante,

Les champs, ternes hier, brillent de blé menu.

 

Les jours plus longs coupés d'averses bruissantes

Fleurent la terre humide et le foin détrempé.

Morts, votre souvenir déjà s'est estompé,

Tout revit oublieux de vos âmes absentes.

 

D'autres ont eu vingt ans, des enfants inconnus

Chantent à votre place aux chemins de la vie ;

D'autres ont eu vingt ans que le bonheur convie.

Mes morts bien-aimés qu'êtes-vous devenus ?

 

Je voudrais retrouver ce que fut votre grâce,

Gestes inachevés, sourires ou regards ;

La voix renaîtra-t-elle un jour des sons épars ?

Songes, souffles, soupirs...visages...tout s'efface.

 

Visages lumineux un instant évoqués,

Souvenirs par lambeaux arrachés au silence ;

Les marais de l'oubli couvrent d'indifférence

Vos fronts – et tout retombe au fond - inexpliqué.

 

Nous-mêmes, chaque jour nous dégrade et nous lasse,

Mortes sont nos chansons, morts nos jeux animés ;

Où sont ces enfants purs que vous avez aimés ?

Les péchés, les remords ont creusé notre face.

 

Corps tavelés, fronts lourds, esprits durs et charnels,

Nous croulons dans la mort où joyeux vous entrâtes

Où vous gardez – brillant sur vos âmes intactes, -

Mes morts bien-aimés, vos vingt ans éternels.