Ode triomphale pour Notre-Dame de Chartres

A Charles Carlut

I

Pour vous louer, ô Sainte Vierge ! Il me fallait ces trois grands jours parmi les blés – ces trois grands jours sur une route plane et droite, parmi les moissons mûrissantes, les orges blancs où le vent crisse et les avoines argentines.

Il me fallait ces trois grands jours et, au soir de la dernière étape, deux épis parmi les épis, deux épis noirs et que chaque pas agrandit.

Il me fallait ces trois grands jours pour me laver, pour me dépouiller de Paris et de l'air des villes, pour me laver, pour me dépouiller de mon moi des villes. Il me fallait ces trois grands jours, et, au soir de la dernière étape,

Votre Cathédrale.

Elle est, ô SAINTE Vierge ! La plus pure de vos images, et beaucoup plus que votre image... Elle est un peu de vous, et sur la terre

Comme votre ombre portée.

II Chant du maître d’œuvre

Agrippant de mille arceaux, de mille agrès, la ville,

Traînant de toute part au ciel la terre, et la tirant comme une toile,

Avec mille plis de sillons, mille gonflements comme d'une voile,

Ma Cathédrale !

Ah ! Quel pressoir de joie pour cette vigne ciselée,

Pour cette grappe et mille vrilles dans l'infini !

Ah ! Quelle meule pour cet épi encore lié,

Et quelle hostie pour ces deux mains parmi le ciel !

Quelle prière pour l'offertoire de ces deux tours !

Et l'une chante, comme une action de grâce, le graduel de cent ogives,

Plus haut son chant que la voix pleine de sa compagne,

Plus haut encore l'amour que la foi toute droite en plein ciel.

Et l'autre, en robe plissée comme une aube,

Est une vierge sage debout à l'appel de son Dieu.

Et l'une lève un front couronné pour la joie,

Et l'autre se tient droite pour la douleur.

Et l'une est comme un buisson d'épines craquant au feu,

Et l'autre silencieuse comme un lys.

Mais toutes deux sont dans l'enclos du Bien-Aimé.

Qu'elle est belle, ma cathédrale dans le soleil, et que je suis peu de chose,

Roulé dans son sillage d'âmes, brassé dans son grand remous de prières

Battant au mur comme un ressac.

Et que je suis peu de chose...

Est-ce que le vendangeur fait le vin, ou le moissonneur la moisson ?

« Ni celui qui plante n'est quelque chose, ni celui qui arrose,

Mais Dieu qui fait croître. »1

Ma Cathédrale !

O vendange de l'Esprit avec la terre !

Cathédrale de pierre haute jaillie,

Comme une glaise sur le front. Oh ! Modelée sur la prière...

Comme l'eau avec la farine pour le pain,

J'ai tout pétri dans la prière :

La pierre, l'ardoise, et  ce figement du soleil et de l'eau,

Le verre.

Et vous voici toutes images dont j'ai tissé ma Cathédrale.

Messes d'aurore, quand le prêtre élève l'hostie,

Et que toute lumière est entre ses doigts, comme au crépuscule

La rose, dans la façade noire, n'éclaire pas, mais luit.

Messes du jour. Oh ! Les trois portes kyriales,

Et le narthex un peu massif,

Le Gloria ambrosien dont chaque phrase ouvre une ogive.

Jeu de flottantes gouttes, Graduel !

O fol Alleluia du rossignol,

O flèche folle tissée de jour !

Credo calme, ma lente nef, ma stable Cathédrale,

Si ferme.

J'ai tout tissé dans la prière...

Cloches de Pâques éclatant au ciel liquide, cloches de Pâques

Carillonnantes,

Clair Alleluia de l'air où l'herbe brille,

Vol de criantes hirondelles...

J'ai tout tissé dans la prière... Reine, j'ai tout écrit de vous, votre joie et votre douleur.

Me voici venu à cet âge de la vie où l'on découvre la douleur.

Elle débouche comme un soleil trop dur, au chemin. Et j'ai tendu les bras dans la douleur comme on nage dans le soleil.

Point crucial au cœur même de ma cathédrale, transept

Ébloui d'or où tout se situe et s'incruste.

Et j'ai compris votre douleur, ô Notre Mère !

Mère qui n'enfantez que des crucifiés...

Oh ! Ces siècles et ces siècles, et ces croix...

Quand le monde entier saigne le sang de votre Fils,

Quand le monde entier est une croix où il geint de soif.

Mais ce n'est pas votre douleur, trop de soleil rayonne de la mort,

Et trop de paix du cœur ouvert où vous appuyez votre front.

Moins dur est l'effort de la moisson quand on sait la cuisson du pain.

Mère, voici les fils qui n'ont pas voulu de la joie.

Ils ont fui le pressoir de vie, ils ont méprisé la vendange et son ivresse,

Ils n'ont pas voulu du vin qui gorge et qui altère

La soif de Dieu.

Ils ont préféré la saoulure morne de la terre.

« Oh ! Plutôt que toutes ces étoiles comme des clous dans l'âme,

Plutôt que ce levain qui lève l'âme et la déchire, plutôt que ce vin dont le sang brûle,

La saveur fade du péché !

Oh ! Plutôt que la vie la mort, plutôt que la joie la peine !

Oh ! Plutôt que le Sang nous vivifie, qu'il tombe à terre ! »

Mère, ils sont vos fils pourtant, ces fils qui jamais ne seront sur la poitrine de la Mère.

Et fallait-il tout ce labeur, cette croix, ces clous, cette lance pour mettre au monde des enfants morts ?

Fallait-il cette robe pour qu'aucun d'eux ne s'en revête,

Ce coup de dé s'ils ont déjà choisi leur sort ?

Mère, voici les fils qui n'ont pas voulu de la joie.

Mère voici les fils qui n'ont pas voulu de la vie.

Il est dur d'enfanter l'enfer quand on est la Mère de Grâce,

Il est dur d'enfanter des morts quand on a enfanté la vie.

Cette heure sous la Croix où vous les avez vus qui partaient,

Conduits par un pharisien qui hait et par Judas qui désespère...

Moins dure était la lance perçant le Fils que ce refus d'en boire le Sang.

« J'ai consenti qu'on Le crucifie, et vous n'avez pas voulu en renaître.

Je vous ai donné Sa mort, et vous n'avez pas voulu de la vie.

J'ai accepté qu'on Le cloue, et vous n'avez pas voulu être libres.

J'ai admis qu'on lui ouvre le cœur, et vous n'avez pas voulu de l'Amour.

Vous fallait-il d'autres morts ? J'ai consenti le martyre de tous mes fils.

Vous fallait-il plus de sang ? L'autel en ruisselle chaque messe.

Vous fallait-il plus de feu ? L'Esprit brûle et couvre la terre. »

Mère, ils sont partis les fils de perdition, la procession triste du mal.

Mère, c'est l'heure de bercer, comme à Bethléem, votre enfant mort.

Mère, où donc sont partis ces fils qui n'ont pas voulu de la vie ?

Où va la douleur que rien ne mûrit pour la joie ?

Pourquoi le sang quand manque le calice, et le froment si on ne cuit le pain ?

Pourquoi, mère, ces croix que rien n'incruste dans la Croix,

Ces clous qui n'ont pas percé votre Fils ?

Mais vers le soir de ma vie, j'ai découvert la joie,

Quand la vie se défait assez pour que naisse l’Éternité.

Comme un arbre longtemps contenu par un autre l'éclate et ce sont mille cris déjà dans les ramures épanouies,

Car, pour nous, le mystère se déroule en son inverse et après la Croix nous montons à l'Annonciation,

Quand l'âme ressuscitée du feu entend enfin le murmure de l'ange,

La saluant pleine de grâce et désintégrée du péché.

Marie, j'ai découvert la joie, et ce sont les tours vertigineuses,

Frémissantes comme les ailes d'un archange.

Et voici toute ma Cathédrale agenouillée comme Gabriel en votre présence.

J'ai découvert la joie, cette joie qui est comme la consommation de la Paix.

De toute part répercutant l'ostensoir levé,

Jaillies aux trois façades comme un éclatement de soleil,

Proclamant au-dessus des toits l'allégresse du Pain de vie,

Les trois roses devant le ciel.

O Soleil trois fois enclos dans les façades vertigineuses,

Telle en la nuit de Noël la communion trois fois répétée du Pain.

Roses éclatantes, possession en nous de la Chair de Dieu !

Possession dans la Cathédrale de tout le jour et de la couleur,

Comme une image de notre joie.

O joie de la Cathédrale ! Allégresse même de la pierre !

Joie qui ne nous quittera plus du Pain qui s'est fait notre chair,

Du pain en nous, du pain dévorant, du froment qui mange la terre,

Joie en nous, joie du ciel bu aux cents ogives,

Pour l'allégresse de la terre !

III Le chant des foules

Seigneur, nous voici dans la cathédrale, comme en ton Christ toutes choses,

Nous voici dans cette lumière, plus dense que le soleil et plus douce qu'un crépuscule,

Cette lumière qui nous baigne et qui nous lie comme l'Esprit uni l’Église...

Jérusalem ressuscitée, toutes tes pierres se tiennent ensemble,

Agrégée dans un seul amour.

Verbe de Dieu, voici le lieu de ta présence, mais voilée comme au Sacrement.

Tu t'es voilé d'une douceur, ô douceur ineffable et tendre !

Ainsi, devant ta Divinité, Tu mets ton Humanité comme une ombre...

Et vivant dans ta lumière sans brûlure, mon âme émerveillée peut dire :

« A l'ombre de mon Bien-Aimé, je me suis assise. »

Je me suis assise dans ta douceur, et Toi-même tu l'as écrit,

Je ne craindrai pas les phantasmes de l'ombre ni le soleil en plein midi...

O Cathédrale abritant le silence et la Présence, telle, au fond de l'âme, la paix.

O grande paix surgie de  notre terre !

Tente dressée sur le Thabor.

Au sommet du Thabor nous avons dressé notre tente.

Il fait bon être ici, Seigneur ! Et ce n'est ni Moïse ni Élie qui parle,

Mais Toi-même... Nous voici baignés dans cette grande nuée lumineuse,

Ta Cathédrale... Et comme hors de moi je dis que j'aime ta maison,

La Résidence de ta Gloire.

Seigneur, nous voici dans ta Cathédrale, comme en  Toi-même toutes choses.

Liés à la Cathédrale par un mystère de lumière,

Liés à la Cathédrale ainsi notre âme à ton Église,

A ce Christ communiqué où nous buvons, comme à ses plaies,

Dans l'entaille des sept sacrements.

Les sept sacrements comme sept entailles où greffer au tronc l'olivier sauvage.

Les sept sacrements comme les sept coups de trompette de l'ange et le ciel pleut.

O sept fontaines où boire à Dieu, sept puits où puiser la lumière !

Et c'est le sang d'un Dieu qui coule en nous, l'Esprit de Dieu est dans notre âme,

Conféré avec les sept signes.

Des poètes ont pu connaître le désespoir, mais nous nageons dans la certitude inattaquable,

Comme dans l'or et le béryl crépusculaire de la cathédrale en plein midi.

Vieux Kayam ! Ah ! Tu peux chanter le vin et les roses ! Tu peux faire nager des roses dans ta coupe !

Tu peux vanter ton désespoir et ta fausse joie devant l'atroce appât du vide...

Nous croyons, et le monde n'est pas une boule jetée dans le chaos,

Un œuf près d'éclater au premier choc, un accroc dans l'absurdité du néant :

Le monde est une Cathédrale où retenir la Présence.

Dieu est là et sa présence dans le monde est aussi dense que la lumière dans la Cathédrale,

Plus serrée que cette lumière où tout s'absorbe et se lie comme dans un début d'éternité.

Le monde, tel un filet où nous lier dans la présence.

La création, tel un réseau qui nous maintient en Dieu.

Ah ! Nous ne fuirons pas puisqu’il n'est d'arbre qui ne nous parle son langage.

Tout L'atteste, tout Le répète, tout ne consiste qu'en Lui.

Le monde peut voler comme un flocon de peuplier, mais Il est là qui le maintient et qui l'arrête,

Et l'unit à l'immensité de son plan. Le monde prévu comme un ordre, le monde prévu comme cette Cathédrale,

Le monde comme une Cathédrale, exprimé en l'homme, telle en l'Office.

Oh ! Cette heure où la Cathédrale de mille voix prend âme,

Et se répète dans la clameur de mille voix...

La mer montante, comme les voûtes qui s'ascendent, des voix,

Et ce déferlement tout à coup du Gloria, avec les siècles succédés comme des vagues sous les Trois, avec l'écho qui le répète et le redouble !

Les siècles dominés où nage la Cathédrale, telle au jours de Noë,

La nef, avec un couple de chaque espèce et les semences où la création se résume,

oh ! Quand le monde est un déluge, la Cathédrale au-dessus de tout flottante,

Et dans ses flancs les prémices d'un monde un jour ressuscité,

Avec dans le ciboire et sous le voile la semence du Paradis...

Ce ne sont pas les couples des espèces qu'ici nous réfugions, mais des grâces,

Dont nous planterons le Paradis au jour futur, quand la mer se sera retirée du mal.

Les flots peuvent se tendre sous la traction de Satan pour un séisme de misère,

Elle flottera, la nef où le Noë nouveau prépare la découverte de l'ivresse.

Nef aux voiles tendues de grâce, nous voguons déjà vers le ciel !

O barque démarrée, nef de prière, O nef de grâce !

Avec la foi comme un vent de poupe, avec la foi qui souffle et s'engouffre,

Et l'espérance comme un pôle de lumière.

Nous voguons vers le ciel, nous voguons,  et c'est vous-même, O Notre-Dame !

Comme une colonne de feu, comme la nuée ardente et lumineuse du désert,

Qui nous guidez !

Vous-même.

Ah ! Souffle la foi et craquent les membrures sous l'effort,

Avec les mâts peinants dont les joints travaillent et geignent,

Et les ancres crient, et les chaînes grincent, et c'est la ville même qui, sous l'effort, s'ébranle.

La ville de toute part tirée au ciel, happée au ciel,

La ville soulevée en son centre comme une marée par les astres,

La ville drainée, entraînée, la ville aspirée au ciel par la grâce !

Nef aux voiles tendues de grâce, nous voguons déjà dans le ciel.

Nef aux voiles tendues de grâce, nous avons dépassé l'aurore.

Nous voici plus haut que le temps dans l'or inaltérable de l'Amour,

En ce point de l'Ascension où la terre d'un seul coup d’œil s'embrasse et se résume,

Si haut que les horizons du passé et de l'avenir se joignent, si haut que le temps est immobile comme l'éternel,

Dans l'embrasement silencieux de ces flots même où dès avant le commencement l'Esprit repose.

IV

Par dessus les blés les deux flèches tout à coup surgies,

Par-dessus ce crépuscule tragique, par-dessus les blés à peine mûrs,

- Quand tout se défait vers le soir, comme bientôt vers la moisson et vers l'Automne -

Pour une indicible espérance.

Les blés drus n'ont pas pu dépasser ces deux tours,

Rien n'atteindra cette espérance, aucune mer dans le déchirement des vagues,

Aucune houle, et le vent qui courbe les tiges et qui les casse

N'atteindra cette espérance.

Aucun déchirement des vagues, les houles même du mal,

Le grand brassement du feu, le feu bouillant comme une mer.

Et cette passion en nous où coule et bave l'enfer

N'atteindront pas cette espérance.

Reine de l'espérance, inextinguible Étoile,

Nuit de silence où sourd de terre la moisson,

Nuit de silence, mais aube déjà du jour nouveau,

O Reine du Calice ! O Reine du Froment !

Reine de ce qui vit, de ce qui croît, de ce qui monte !

Ah ! Quand le Paradis déborde en espérance et que la terre

Le boit.

Reine du Sang, du Cœur ouvert, et de cette eau

Jaillissante  en Vie éternelle.

Reine de la vie en nous de Dieu, Génitrice de la grâce !

Génitrice du vrai Dieu dans chacune de nos âmes !

Marie ! Reine de cette germination en nous de Dieu,

Pour la moisson de ses hosties !

Marie ! Ah ! Oui, notre Espérance, Mère de Grâce !

Quand tout craque, quand sous toutes les poussées de la mer le vaisseau crie,

Quand le mal suffoque à la gorge et colle aux lèvres,

Notre Espérance !

Parce que Vous êtes là vivant en nous votre mystère,

Parce que Vous nous avez sauvés tant de fois, que Vous nous sauverez bien une fois encore,

Parce que, dans le Bethléem de la Croix, Vous nous avez fait votre Fils.

Ah ! Pas plus que la parole transsubtanciatrice ne s'effacera l'Espérance !

Elle est inscrite dans la terre, liée à la terre par quatre clous et par le bois,

Maintenu sous la cloison du ciel charnel, sur cette terre qui colle au pied.

Notre espérance, c'est Votre Fils donné par Vous et qui nous prend, et dans la Cathédrale transfigurée,

Comme sur vos genoux au soir expirant de la Croix,

L'Agneau sanglant sur votre autel.

Georges Le Brun Keris

Château de la Baume – Juillet- Août 1935


1 Saint-Paul