L'île inconnue

Les forces politiques profondes

Madagascar présente ce caractère paradoxal que de tous les pays de la mouvance française il offre le plus de caractère d'une nationalité : unité linguistique, âme commune, nivellement administratif, nous l'avons vu ont concouru avec l'Histoire. Mais il n'en est sans doute pas pour qui l'indépendance présente d'aussi graves périls. Toute force politique, nous venons de le dire se définit par rapport au nationalisme, et jamais la satisfaction de ce nationalisme n'a rencontré tant d'obstacles.

Il se rencontre d'abord dans les divisions de l'île sous-jacentes à son unité, cette diversité si frappante pour quiconque aborde Madagascar. Une nation doit concourir au bien commun de ses membres. L'indépendance malgache signifierait un affrontement de dix-huit races de l'île. Le vernis colonial éclaté, leur vieille hostilité ressuscitera. Du moins jusqu'à ce qu'un tiers vienne y mettre son ordre...

D'autre part, la colonisation a endommagé sinon détruit la cellule de base de la Société malgache : le village. M. Pierre de Chevigné, depuis tant calomnié fusse à coup de Pater Noster l'avait bien compris, qui tenta de ressusciter la société paysanne à travers l'institution des Fokoloma. En vain, car son effort ne fut pas poursuivi. M. Teitgen, Ministre de la France d'Outre-Mer reprit cet effort, diffusant une circulaire qui contenait un véritable code de la promotion rurale. M. Defferre son successeur, renouvela cette initiative dans un des décrets d'application de la loi-cadre. Tentatives dont la répétition même montre à la fois l'urgence de cette résurrection et son inexistence. Or une élite flottant dans une stratosphère politique au-dessus des masses amorphes (au vrai sens du terme) ne constitue pas une nation. Et les risques sont graves : cette élite peut faire du pays une sorte de Liberia qu'elle colonise à son profit ; un pays qui a perdu ses structures est une proie marquée pour le communisme.

Madagascar indépendante se trouverait en présence d'un terrible problème économique. Déjà l'île est en retard. Jusqu'à 1945, la France n'en a que peu investi. La rébellion fut un désinvestissement ; surtout elle a empêché que Madagascar bénéficiât de la première tranche quadriennale du Plan. L'infrastructure est très insuffisante : une seule route goudronnée de Tananarive à Fianarantsoa. L'île est éloignée des voies mondiales, elle n'a pas de port naturel (sauf Diego-Suarez qui est éloigné des régions économiques). À l'intérieur on transporte le café par avion.

C'est dire que l'indépendance malgache serait immédiatement menacée – et submergée – par la colonisation de remplacement. Américaine ? Non... Soviétique ? Plus tard... Pour le moment, le risque, c'est l'Inde. Océan Indien doit en Hindi se dire Mare Nostrum. Le sort de l'île Maurice est exemplaire où trois cent mille indiens submergent les trente mille mauriciens. Sans cette pression l'Angleterre viole les traités de 1814 et ne continue plus l'enseignement en langue française, pourtant garanti. Mais l'Inde, nous ne le répéterons jamais trop, n'est qu'un géant d'argile. Elle ne doit son indépendance précaire qu'aux rivalités entre la Chine et l'URSS, l'une et l'autre peu soucieuse de voir son partenaire s'en accroître. Indépendance bien précaire quand on est déjà communiste un des États du Dekkan, quand le Népal dont la frontière voisine Dehli à cent soixante kilomètres est tombé dans l'orbite soviétique. Est-elle même indépendante, ou le « neutralisme positif » de M. Nehru n'est-il pas plutôt la rançon payée pour une façade d'autonomie ?

Et pour Madagascar, le péril extérieur vient se conjuguer avec le danger interne : le communisme constitue la seule force politique organisée de l'île. Certes, le Haut-Commissariat nous annonce périodiquement son déclin. Pour tel ou tel de ses transfuge, on nous convie au festin du veau gras. Singulière illusion ! L'amibe communisante peut se dilater ou se rétrécir : le noyau, lui, reste solide. Il absorbe, digère toutes les rancœurs. Il s'en renforce. Aujourd'hui, après diverses transformations, il se baptise Parti de l'Union du Peuple Malgache. Ici, comme dans tous les pays sous-développés, il est un phénomène bourgeois. Il ne se soucie guère de ces foules que Lénine jugeait « juste bonnes pour le syndicalisme ». Il mise sur les étudiants et les intellectuels, tous bénéficiaires du système social actuel. On mise, à Moscou sur leur malaise, leur déséquilibre déjà analysé, le fait que la décolonisation apporte d'abord son trouble parmi eux. Le Parti recrute ses cadres à Paris et nous voudrions jeter un cri d'alarme : sur 800 étudiants malgaches en France on peut affirmer que 600 sont communistes : des merinas pour la plupart, l'imerinisation de l'île par notre administration débouche à travers eux sur les Soviets. À Madagascar, délaissant les masses, le communisme joue pour demain.

En face de lui, le Haut-Commissariat a monté de toutes pièces un parti socialiste. Comme au tiré de Rambouillet on exhiba le Tableau de Chasse : quelques cent vingt conseillers provinciaux sur deux cent quarante. Avec des mangeoires bien garnies on attire toujours les ânes, surtout quand est subtilement persécuté, ou du moins écarté des places, quiconque se montre réfractaire. Pourtant ce parti socialiste, pudiquement baptisé social démocrate, ne peut avoir aucune assise. Son laïcisme heurte un sentiment religieux qui est la seule solidité de Madagascar. Il tient, par le réseau de ses intérêts – tissu serré dont les mailles s'étirent de la Cité Malesherbes  et de certains bureaux rue Oudinot au Palais du Haut-Commissaire et à tous les postes pourvus ou à pourvoir dans l'île. Il évoque certains agrégats de protozoaires : comme ceux-ci la moindre secousse l'effritera. Cimenté de sectarisme et de fonds publics, il durera ce que durent les Hauts-Commissaires.

Pourtant une véritable force politique pourrait être dressée en face du communisme. Elle devrait s'inspirer de ce sentiment religieux qui est l'âme même de Madagascar. Les oppositions religieuses entre catholiques et protestants sont un obstacle : il serait moindre si certains bureaux du Haut-Commissariat ne s'employaient à l'accroître. Néanmoins les divisions sont profondes, entre catholiques et protestants, puis entre catholiques, puis entre protestants. Jusqu'ici, l'histoire des partis malgaches d'inspiration chrétienne est une histoire de leurs rivalités et de leurs compositions internes. C'est qu'aucune personnalité n'est parvenue à s'imposer, et que dans l'île personne n'était de taille à le faire, surtout quand l'Administration exploite chaque défaillance. Cette personnalité n'existe-t-elle pas ? J'en doute et lui faciliter l'accès du pouvoir ne serait ni plus aventureux ni plus difficile que ne le fut en 1950 la réconciliation entre M. Houphouet-Boigny et le Gouvernement Français.

Madagascar a besoin d'une personnalité d'abord, d'un but exaltant ensuite. Reprenons l'expression heureuse de M. Balandier : il faut un NEW DEAL des émotions. On a accolé au nationalisme du Parti Social Démocrate de Madagascar l'épithète de « modéré ». Cet adjectif suffirait à le ruiner. Dans un pays amorphe mais sensible les maîtres mots politiques doivent être dynamiques et même lyriques. L’association avec la France, plus nécessaire à Madagascar et au monde libre qu'à nous-même, ne doit plus apparaître une barrière à l'indépendance mais une garantie voulu par des malgaches insoupçonnables et la condition d'un grand destin.

Alors, la millénaire oppression des morts dérivée en une exaltation religieuse et civique, alors la peur qui fait si désertes les nuits malgaches sublimée en une volonté de survivre, alors les ferveurs secrètes d'un peuple muées en force de construire. Madagascar pourrait devenir elle-même, sans que l'Union Indienne, ou l'URSS ou la Chine soit la captive soit la capture. Il n'y faudrait qu'à Paris un peu de continuité dans les vues, l'audace qui devrait être l'apanage des gouvernements forts et sur place l'intelligence des réalités profondes de l'île... Avant qu'il ne soit trop tard.