Indochine

La conférence de Genève

Cet enchainement politique ne rendait pas facile la tâche de notre délégation à cette Conférence de Genève, dont à Berlin Georges Bidault avait obtenu la réunion. La Conférence de Genève... me voici parvenu à l'épisode que, comme vous tous, je souhaite être l'ultime dans cette affaire d'Indochine. Mais ici, je vais vous demander à être discret, non pas pour me retrancher derrière des secrets d’État, mais au contraire parce que ces secrets je les ignore.

Je regrette de vous décevoir ainsi par mon extrême prudence. Celle-ci ne m'empêchera pourtant pas de remarquer qu'en dépit de la pression des événements militaires (un Dien Bien Phu pendant une conférence est un singulier atout pour l'adversaire), en dépit aussi d'un campagne de dénigrement que je ne qualifierai pas afin d'éviter des mots très forts, cette conférence nous a quand même rapprochés de la paix.

Et d'abord nous sommes sortis de je ne sais quel faux dilemme, négociations directes ou négociations internationales. Certes, on ne pouvait imaginer un cessez-le-feu que le belligérant le plus direct n'aurait pas été appelé à négocier, mais plus encore – et l'histoire de la Conférence de Genève le prouve -  les négociations à deux n'auraient pas eu grand'chance d'aboutir. Des trois partenaires que notre délégation a eu en face d'elle, à Genève, le Vietminh ne me semble pas, tout au moins à travers la presse, être l'interlocuteur le plus facile. On le comprend. Toute bonne paix est un compromis. On voit assez bien que la Russie veuille inscrire le succès de cette conférence dans le cadre de sa nouvelle politique. On voit les profits que la Chine peut gagner elle aussi à la paix. Le Vietminh, tendu dans la guerre et durci pour la conquête de tout un pays ne peut pas, de lui-même, être le plus porté aux compromis.

Autre point acquis, l'accord s'est fait sur les questions de procédures, avec une rapidité relative à laquelle depuis huit ans nous n'étions guère habitués. Ceux qui affectent de ne pas attacher grand prix à cette rapidité relative de l'accord sur la procédure, n'ont participé à aucune des conférences internationales de l'après-guerre, où, semaine sur semaine, dans des séances qui duraient aussi bien le jour que la nuit, on débattait à l'infini, avec des discours parfois de plusieurs heures et qui remettait tout en question, les plus infimes problèmes de préséance. À ce point de vue, Genève tranche.

Enfin, désormais, au-delà de la procédure, un certain nombre de lignes de direction, de repères, paraissaient se préciser. Malgré les augures tous pessimistes, malgré des dénigrements bien organisés, malgré l'absence de tous moyens de pressions sur ceux avec qui nous discutons, la conférence a progressé. Vous permettrez à un homme qui n'a jamais cessé d'indiquer les dangers que présenterait une internationalisation du conflit, de rappeler qu'il vaut mieux ne pas crier sur les toits à l'adversaire avec lequel on est en train de traiter qu'il ne court absolument aucun risque à se montrer intransigeant.

Quant aux modalités et aux conditions d'un cessez-le-feu, je n'ai pas envie de jouer « au café du commerce ». Je voudrais simplement vous rappeler une exigence qui, quel que soit notre désir de paix, prime toutes les autres.

J'ai lu une phrase affreuse sous la plume d'un professionnel de la délicatesse de conscience. Je ne citerai pas son nom, car je ne veux pas m'abaisser à polémiquer avec qui parle ainsi. Cette conscience délicate a osé écrire en substance que, préserver les Vietnamiens fidèles n'était pas un devoir, parce que cette poignée d'hommes trouverait bien le moyen de se réfugier en France avec ses millions. Ils n'ont pas de millions et ils ne se réfugieront pas en France, les supplétifs chrétiens que j'ai vus naguère, que tu as vus ces derniers jours, Kenneth Vignes, massés devant leur église – ces jeunes hommes résolus et fiers. - C'est vraiment trop simple de bâtir je ne sais quel univers manichéen avec toute la pureté d'un côté et toute l'infamie de l'autre. Ils n'ont pas de millions et où se réfugieraient-ils tous ces hommes, mes amis et ceux qui leur sont pareils, promis à cette suppression physique qui a été le sort de toute la classe moyenne du côté Vietminh ? Et ces villages, qui peut-être n'ont été dans notre camp que par une très vieille sociologie des luttes antérieures à notre venue, mais qui y ont été quand même, ont-ils des millions ? Les transportera-t-on en France, ces villages ? Sans même parler des supplétifs, il y a deux millions de chrétiens au Vietnam, et voici ce qu'en disait un témoin sévère, le Père de Soras, dans la Revue de l'Action Populaire, au retour d'une longue enquête sur place : « Nul parmi les évêques et prêtres du Vietnam ne se fait la moindre illusion sur l'effort d'anéantissement des chrétientés qui suivrait la libre occupation du terrain et la prise du pouvoir par le Vietminh ».

Nous l'avons déjà dit : on peut abdiquer ses droits, on n'abdique pas ses devoirs.

Pour le reste, parlant d'une négociation où le danger est partout, et où aucune solution, même si on doit s'y rallier pour éviter pire, n'est satisfaisante, - seulement pour détruire quelques « il n'y a qu'à » (« il n'y a qu'à », cette addition de l'ignorance et de la suffisance), - je voudrais indiquer les risques de chacune des solutions.

Inutile d'insister sur les dangers d'un cessez-le-feu qui ne prévoirait pas le regroupement des forces, car il laisserait nos unités isolées, exposées à toutes les embuscades.

Certains pensent à une sorte de partage du Vietnam, avec constitution de quelque chose comme un État tampon. J'aurais davantage confiance si cette solution n'était parfois dictée par un décalquage simpliste des conditions de la paix en Corée. On doit savoir que cette solution, cette solution que je n'écarterai pas, parce qu'en conscience, je ne me sens pas le droit d'en écarter aucune, ne sera vraiment acceptée par aucun Vietnamien, ou que du moins le Vietminh  ne s'y ralliera qu'avec l'arrière-pensée d'exploiter l'irrédentisme ainsi créé pour, à plus ou moins bref délai, occuper tout le Vietnam.

Des élections aboutissant à la constitution d'un Gouvernement style « Front National », d'un Gouvernement bipartite ? Même si nous en avons vu le modèle ailleurs, un modèle peu encourageant, je ne me sens pas assez éclairé ni pour dire oui, ni pour dire non. Mais le risque, quand même nous le connaissons.

Personnellement, je me sentirais davantage porté, parce que les obstacles ne surgissent pas avec la même intensité que dans les autres cas, des souvenirs que je garde de ce pays – et seulement pour cela encore une fois – personnellement, dis-je, je me sentirais davantage attiré vers des élections libres, soigneusement contrôlées internationalement, mais qui n'auraient lieu qu'après quelques mois, quand on sera sorti du trouble, du chaos même parfois, qu'engendrera localement sur le plan administratif et politique, un cessez-le-feu comportant un regroupement des forces. Trop  de gens passeront brusquement d'un obédience à l'autre. Il faut que cette situation ait le temps de se décanter, comme il est nécessaire que soit recouvert d'un minimum d'oubli les pressions de la guerre.

Au contraire, je serai porté à des positions plus nettes quand il s'agit du Laos et du Cambodge. Ici la carte me renseigne, et je sais trop que dans la nouvelle coupure de la grande rocade occidentale, c'est le Cambodge et le Laos qui couvrent encore le Siam, la Malaisie, et, ne l'oublions pas, la Birmanie et l'Inde. Or, il ne faudrait pas qu'à poursuivre la paix nous courrions vers un conflit général. Je vous assure que si la Birmanie et l'Inde, et peut-être seulement la Malaisie, sont menacées, l'Angleterre laissera rapidement au vestiaire le parapluie de M. Chamberlain, même si elle a semblé par moment vouloir le faire recouvrir pour un nouvel usage – et cela à l'appel peut-être du pandit Nehru qui lancera le premier l'alarme.

L'insistance de la Chine à voir venir à Genève les gouvernements fantômes Khmer-Issarak et Pathet-Lao serait-elle de sa part, la reprise de son projet de fédération thaï avec le Haut-Tonkin, le Laos, le Cambodge, le Siam et la Birmanie, variante soviétisée des vieilles idées japonaises de sphères de co-prospérité ? Qu'on y prenne garde, me semble-t-il : si jamais il y a un risque de voir une internationalisation, une vraie, c'est de ce côté-là. Souhaitons que la Russie ait compris jusqu'où son partenaire chinois peut l'entraîner.

J'ajouterai qu'après huit ans, la guerre froide a désormais sa sociologie. À force d'être le cadre d'une vie internationale, la guerre froide possède des règles. Certes, celles-ci sont parfois transgressées, mais cette transgression a pour effet une transgression parallèle, - c'est-à-dire qu'en conséquence la guerre froide se réchauffera d'un degré. Or, pour la première fois, l'extension de la sphère d'influence sino-soviétique n'aurait pas lieu par l'intérieur, s'appuyant sur la participation active d'éléments communistes réels, mais de l'extérieur, par l'invasion étrangère. C'est indéniablement franchir un des paliers de la guerre froide.

Là encore, je me sais non suffisamment informé pour prendre une position catégorique. Je voudrais simplement évoquer, espérant exterminer ainsi quelques « il n'y a qu'à », qu'il ne s'agit pas d'une petite question secondaire, quand à son propos on peut évoquer un avenir où serait lâchée la bombe atomique.

Je ne dirai rien d'autre, car je ne voudrai pas gêner des négociations où notre vie est engagée. Je tremble à l'idée qu'un mot prononcé par moi pourrait nuire à la paix – à la paix dont j'ai faim – pour que ne meurent plus nos jeunes hommes, à la paix dont j'ai faim parce que la prolongation du conflit avec son cortège de ruines finira par être un risque de communisation encore plus fort que la guerre, à la paix dont j'ai faim, parce que la durée de ce conflit ébranle plus nos pays d'outre-mer, que ne le fera sa cessation, si du moins celle-ci n'est pas dans le déshonneur. À la paix dont j'ai faim, si elle ne contient pas, conçue comme un abandon, le germe d'une guerre généralisée.

En conclusion de ce long, trop long historique, je n'insisterai que sur un seul point, qui d'ailleurs préludera assez justement à ce que j'ai à dire du Maroc. Je voudrais avoir démontré que la plus lourde charge qui ait pesé dans cette affaire d'Indochine, c'est qu'on fasse de nous – parce que nous n'avons pas su à temps donner une éducation politique, et parce que parallèlement, nous garnissions des prisons où on en donnait une, - nous n'avons jamais eu de force organisée que le communiste. Mais voilà qui est exemplaire. Voilà qui, au-delà de tout sentimentalisme, de toute idéologie préconçue, nous engage à ne pas recommencer ailleurs la même erreur. Ma conclusion de la partie du rapport consacrée à l'Indochine, ce sera de réclamer, j'y ai déjà fait allusion, l'étude de certaines modifications institutionnelles dans la République. Mais beaucoup plus encore de réclamer la plus large grâce amnistiante dans nos pays d'outre-mer. Qu'on s'en souvienne, toute l'affaire d'Indochine, c'est vingt ans avant, au bagne de Poulo-Condor qu'elle s'est inscrite dans l'Histoire.