Retour en Amérique

L'Amérique se découvre une âme

Je reviens aux États-Unis. Cette fois-ci, je les aborderai comme subrepticement, par la frontière canadienne. Après les côtes – on les croirait bretonnes – de Halifax et sa petite ville transposée directement d'Angleterre, après un jour de train dans les forêts de bouleaux coupés de lacs, j'entrerai de nuit. Demain je serai brusquement au cœur de l'Amérique, dans Chicago massif et lent.

La guerre a passé sur les États-Unis que je connaissais. Je me les rappelle la première fois que j'y vins, en 1929. L'apogée de la prospérité. Tout semblait possible et même promis. Un peuple entier faisait fortune. Le bonheur et l'optimisme étaient outrageants comme une barbarie. Oui, Gide a raison, ce peuple n'avait pas encore une âme. Souffrance, pêché, il récusait ces failles à l'optimisme. Il était ivre de ses villes soudain jaillies, de ses puits de pétrole qu'il croyait intarissables, du réseau de ses banques, de ses comptoirs. Il ne méprisait pas le reste du monde, il l'ignorait. Quand tonne le jazz, on n'entend pas un andante de Mozart. Ce peuple s'obnubilait lui-même.

Et puis la crise est venue, cruelle. Déception de ces millions d'hommes soudain misérables. Désespoir même. Lente remontée, à grands coups de reins, pour tomber ensuite dans la guerre. Ces expériences tragiques ont marqué ce peuple. Je le retrouverai très différent.

Comment dirai-je cette impression ? Les États-Unis se sont civilisés. Partout, en tout, je distingue un affinement. Je ne parle pas des constructions gigantesques, des barrages de TVA. Ces œuvres, en 1929, l'Amérique en était capable. Mais il s'est fait dans le beau fruit une meurtrissure et elle est exquise. La première ride sur un visage aimé en souligne la beauté.

L'Amérique n'est plus l'adolescent insupportable de sûreté. Elle a tremblé. Elle a souffert.

Voilà pourquoi d'un amour nouveau j'ai aimé ce grand pays pittoresque... Oui, pittoresque d'être si différent de nous, avec ses villes géométriques, ses banlieues fleuries, ses longues steppes désertiques. Pittoresque exaltant de la force. Mon train croise un embranchement, déjà une ferme s'y élève, demain une petite usine, après-demain une ville. Ceci m'exalte, cette virtualité toujours en accomplissement. Je m'enivre de cette puissance créatrice.

Ce n'est pas que je préfère l'Amérique à notre vieille Europe. De celle-ci vient encore la lumière. Je lui sais des possibilités de renouvellement. Toujours elle embellira son œuvre d'une finesse qui manque ici. Aux États-Unis, dans ce pays que j'aime profondément, la vie me serait insupportable. Mais le nier serait d'un amour-propre bête : ce pays peut nous donner des leçons. Pour reconstruire notre vieux continent nous y trouverons de fructueux exemples.

Et puis dire ce que sont les grands garçons blonds qu'on voit un peu partout chez nous... Donner quelques aspects de cette Amérique en ce moment même où de ses premières blessures naît son âme.