Recréer l'amitié franco-algérienne

La Croix 24/7/1969

 

Deux ans que je n'étais pas revenu en Alger ! Je me rappelle à mon dernier passage, la tristesse des oisifs. De jeunes hommes traînaient par les quais, de cette démarche « vide » des chômeurs qui, faute de ne jamais connaître un but, ne guident plus leurs pas mais se laissent conduire par eux. En ce temps-là, je voyais chaque soir des garçons prendre leurs quartiers de nuit sous les arbustes des squares avec pour couverture du vieux cartons ondulés.

Dans un Alger presque sans mendiants (on les a renvoyés dans leurs douars) je ne vois plus aujourd'hui que des jeunes : une admirable jeunesse. Ils submergent leurs aînés.  L'Algérie toute entière a 20 ans ! Leur regard est droit. Ils sourient d'un sourire éclatant de confiance en la vie. Kouros grecs, mais sans la tristesse diffuse de l’Éphèbe blond ou de  l’Éphèbe de Cristios. Ces jeunes Algériens ont à présent vaincu la démarche de l'oisif. Leur pas est sûr et rapide.

Je suis frappé d'un changement jusque dans les physionomies. La face à la fois soumise et hostile du « Nor'Af » a disparu. Est-ce le fruit de l'indépendance et d'une fierté reconquise ? Ces Algériens se confondraient sans peine avec nos propres jeunes, n'était généralement leur plus grande beauté (et quand, au hasard d'une visite dans un ministère, on aperçoit le visage non voilé d'une secrétaire, quelle grâce!). La ségrégation officielle ou officieuse engendre automatiquement un certain type d'humanité, du Juif des Mollahs aux habitants de la Kasbah voici quinze ans. Ce type a disparu d'Alger.

Admirant nos propres jeunes – souvent si mal compris dans leur double élan vers plus de justice et plus d'efficacité – je regrette qu'entre eux et les Algériens de leur âge les contacts ne soient pas plus nombreux. Eux pourraient imprimer cet élan qui a manqué à la coopération franco-algérienne. Ils lui donneraient le caractère d'échange qui seul convient à une coopération digne de ce nom. Je verrais bien nos garçons et nos filles travaillant avec les Algériens à restaurer des villages kabyles et les mêmes Algériens venant travailler avec eux dans l'Ardèche ou la Creuse. Car il manque à la plupart de ces jeunes Algériens de connaître la France autrement qu'à travers les livres, et c'est un paradoxe que tant de manœuvres aient vécu chez nous et presque nul cadre. Même quand elles aiment notre pays, les élites le font à coup de contresens, si j'ose dire, au travers  de la déclaration des Droits, des textes de Michelet ou des envolées de Jaurès. Au XXe siècle, nous sommes pourtant autre chose. Un de ces jeunes Algériens me le disait qui, à la faveur d'un stage, venait de séjourner à Collioure. Il y avait découvert un monde insoupçonné de travail, de sérieux, de vertus domestiques et il s'y était senti très près de sa région kabyle.

Je souhaiterais donc des camps sans ces idéologies qui défigurent la réalité sous les faux semblants de la propagande.  Simplement, on y vivrait la joie d'être jeunes ensemble. C'est ce qui distinguerait ces camps de ceux organisés par l'Est avec leur endoctrinement obligatoire. Il s'agirait non de se prêcher mutuellement ses conceptions et ses programmes ou de prétendre s'influencer, mais de se connaître – et ce serait beaucoup plus respectueux de notre dignité aux uns et aux autres. Je voudrais avoir 20 ans pour participer à un tel camp où chacun découvrirait « l'autre » dans ses oppositions et ses ressemblances.

Les fonds sont-ils impossibles à trouver pour un tel mouvement ? On m'objectera sans doute que les officiels algériens demeurent actuellement sur leur quant-à-soi. C'est vrai, mais tout change vite au Maghreb et un tel geste, créateur d'élan, peut suffire à briser la glace des incompréhensions et des rancœurs, qu'elles aient nom : problème des travailleurs ou problème agricole. Et puis, quoi qu'il en soit, quiconque connaît les peuples du Maghreb ne peut renoncer à leur amitié. On doit lutter pour la restaurer.