Algérie à elle-même inconnue

La Croix 12/12/1967

 

Il pleut sur Alger, les palmiers le long des avenues dégoulinent. Dérisoires les euphorbes et les cactus de l'hôtel Saint-Georges, symbole de soif, quand le jardin fameux n'est plus que boue ! Les loges des fenêtres, qui sous le soleil reflétait le pimpant des pavois, tombent en guenille et friperie. Il pleut sur Alger.

Tout pays méditerranéen devient, par mauvais temps, la caricature de lui-même. Ainsi Alger, en cette tempête de décembre. Celle-ci souligne le déconcertant de son destin. Elle accentue cette impression de vide et d'attente qui m'affecte à chaque voyage depuis vingt ans.

Pourtant, depuis l'indépendance, ce pays a marqué des réussites à son actif : son industrie textile, par exemple, qui aligne à présent 74 000 broches, alors qu'on envoyait à peu près aucune au temps de notre présence. Lors d'une récente crise politique, il a montré beaucoup de sagesse. Dans sa volonté d'obvier à tout coup d’État, il a évité des troubles et des heurts qui se fussent certainement produits ailleurs.

Sagesse d'autant plus méritoire que ce peuple rencontra, et rencontre encore, dans sa décolonisation, d'exceptionnelles difficultés. D'abord, elle fut brusquée, sans les étapes intermédiaires qui de la constitution de 1946 au code du travail d'outre-mer et à la loi-cadre Teitgen-Defferre, préparèrent l'Afrique noire à l'indépendance. Ensuite, elle fut violente : l'Algérie moderne naquit d'un terrible drame historique, ne l'oublions pas avant de juger. Mais surtout, ce pays n'est vraiment devenu lui-même que sous la double chirurgie sociale de la colonisation et de la décolonisation. L'Algérie morcelée de 1930 ne s'est révélée nation qu'entre 1954 et 1962, mais nation aux sources proches et multiples : fille de son Islam ancestral, et aussi de notre enseignement primaire. Vaille que vaille, les sourates se sont intercalées dans la déclaration des Droits de l'homme.

En résulte un peuple qui cherche encore à déterminer son âme, car il n'entre dans aucune définition préfabriquée, arabe ou occidentale. Il est trop musulman pour ce qu'il a de socialiste et trop occidental pour ce qu'il conserve d'Islam. Que de paradoxes en ressortent à nos yeux, quand il apparaît plus français à mesure que s'affirme son indépendance, mais que dans ces villes toujours plus développées les intérieurs les plus occidentalisés gardent un cachet de nomadisme ; ou qu'il se réfère davantage à la sociologie musulmane lorsque par rationalisme mal compris, il a déserté la mosquée ; ou encore qu'il mène une révolution agraire en ne rêvant qu'industrie. Ce destin hybride n'est certes pas unique dans notre monde rétréci. La Tunisie, par exemple, connaît aussi de telles difficultés, mais à l'héritière millénaire de civilisations disparues le composite est normal. Les Phéniciens, les Grecs, les Romains, les Byzantins, les Arabes, les Français ont gravé leur nom sur sa berbérie. La grande mosquée de Kairouan, qui rassemble dans son homogène unité des chapiteaux de tous les styles, exprime la capacité tunisienne (disons presque l'instinct tunisien) de s’incorporer tous les apports. Le Maroc, lui aussi, connaît la mixité des origines, mais défendu depuis la colonisation par une religion vivant et protégée par la fiction institutionnelle du protectorat, il peut s'appuyer sur sa tradition.  L'Algérie, elle, ne disposait pour résister au métissage intellectuel et moral, ni comme la Tunisie d'une capacité historique d'absorption ; ni comme le Maroc, parce qu' « assimilée » ou « départementalisée », d'instruments politiques.

D'où ce vide et cette disponibilité qui, sous la pluie de décembre, m'ont plus que jamais frappé. J'ose écrire que l'Algérie s'attend encore elle-même. En dépit d'atouts économiques comme le pétrole et le gaz, en dépit de réussites temporelles, en dépit même d'une lutte nationale comme aucun peuple n'en a mené, la véritable Algérie se cherche encore.