Kyrie païen

La Croix 8/1/1970

 

Enfin j'ai rencontré l'âme africaine.

L'âme africaine, la vraie. Non pas l'âme métissée des Antilles. Non pas l'âme nègre des  États-Unis ou du Brésil, telle que souvent la télévision ou la radio nous la présentent, mais dans sa pureté l'âme bantoue.

Je ne méprise aucune expression de la négritude. Toujours elle nous apporte une certaine chaleur  humaine. Elle traduit un accord, pour nous inédit, du spirituel et du charnel. Elle émeut en nous ce que nous possédons de plus « ouvert ». Mais quand elle s'avère créole, aussi riche soit son apport, elle ne possède quand même pas la pureté de l'Afrique.

L'Afrique que vient de ressusciter pour moi cette rencontre ? Se sont réveillés les soirs du village quand je parcourais la brousse et qu'émanaient tout à coup de la nuit, au hasard de mes haltes, des danses et des chants. Un cercle se formait, à la lueur de feux ou de torches, que le rythme peu à peu possédait, si impérieux que je devais résister pour ne pas, moi aussi, entrer dans la procession et me livrer à ses déhanchements, et frapper en cadence le sol.

Ma rencontre : un disque très humble, en quarante huit tours. Il s'intitule « Kyrie païen »46, et enregistre les Échos-Noirs, groupe musical de Brazzaville, formé presque au hasard avec des garçons qui n'ont jamais fréquenté l'école : quatre instrumentistes et trois chanteurs. Mais parce que justement ils n'ont jamais fréquenté l'école, ils nous révèlent la véritable Afrique. Ils en expriment la joie et surtout la plainte. Ils en expriment aussi la peur, la peur africaine, opaque et comme substantielle. Le sorcier rôde. Il geint par les villages désertés. Le Kyrie des chrétiens s'empare un temps des incantations venues de la race la plus profonde, mais bientôt le submerge une lamentation désespérée. Et gémit l'Afrique bantoue, celle qu'on a traînée par les routes de l'esclavage, celle des forêts à moustiques et des ciels épais.

Ces garçons des échos Noirs séjournent en Europe. Je souhaite qu'on les écoute, non par pitié, certes (bien que leur situation financière soit difficile), ni par curiosité, ni par esthétisme, mais parce qu'ils ont quelque chose à nous dire. Nous sommes toujours disponibles pour « aller à l'Afrique », comme les paternalistes du XIXème siècle « allaient au peuple » (dans le zèle des meilleurs coopérants on trouve beaucoup de ce paternalisme) et nous paraissons ignorer que nous avons aussi besoin d'être enseignés par l'Afrique : enseignés de chaleur humaine, enseignés de sympathie au sens le plus fort du terme, enseignés de toutes les richesses d'une nature qui jamais tout à fait ne se clôt à la surnature. Ces garçons étaient à l'abandon sur les trottoirs de Brazzaville, accablés par le désarroi des déracinés qui au loin des Bacongo et des Poto-Poto errent entre leur civilisation originelle et la nôtre, sans appartenir à aucune des deux. Dans leur misère, la musique les a ramenés vers leur source. Elle leur a restitué une culture proprement africaine. Elle a redonné un sens à leur vie perdue. Mais aussi elle nous apporte, à nous, une joie très rare : celle de vraiment participer à une autre race. Elle ne nous permet pas seulement une connaissance, elle ne nous dote pas seulement d'un nouvel « avoir » : de toute la sensibilité africaine, c'est notre être même qu'elle élargit.


46 Éditions Studio SM.