Une sociologie des coups d’État militaires

La Croix 1/10/1969

 

On pourrait écrire une sorte de sociologie historique de la prise récente du pouvoir par les militaires dans le tiers-monde.

La première série de récents pronunciamientos, par exemple le coup d'État du colonel Soglo, au Dahomey, en 1965, était inspiré par un souci louable d'arbitrer des querelles partisanes, de dépersonnaliser une politique qu'une véritable noria de gouvernements alternatifs confisquait sans souci du bien commun et de rétablir des finances qui touchaient à la faillite. Ce coup d'État avait ceci de démocratique qu'il résultait d'un contact avec la base du pays dont les officiers bénéficiaient grâce à leurs hommes de troupe. Le même louable souci a inspiré le lieutenant-colonel Lamizana en Haute-Volta, d'autres encore.

Mais, comme M. Houphouët-Boigny l'avait immédiatement perçu, un exemple quand même fâcheux était donné à tous les militaires ambitieux du continent africain. Ainsi vit-on, en une seconde vague, des officiers prendre le pouvoir pour le seul plaisir de l'exercer. En même temps s'établit ce que Mirlande Hyppolyte a, dans un article de l'excellente revue Le Mois en Afrique, appelé « la progression dans la permanence ». présentés comme transitoires à l'origine, les régimes militaires tendent à s'incruster et prétendent se légitimer à coups de plébiscites. Ainsi s'est présentée la seconde vague.

Le coup d’État libyen possède un nouveau caractère qui le situe au terme de l'évolution. En effet, il paraît, d'après des informateurs sérieux, et la revue Marchés Tropicaux leur fait écho, comme précisément Pierre Rondot ici-même, que les auteurs du coup d'État ne seraient entrés dans l'armée qu'en vue de le réaliser un jour. C'est pour renverser le vieux roi (dans les conférences de l'après-guerre, on l'appelait « l'émir Senoussi ») que ces jeunes hommes auraient choisi la carrière militaire.

Voici donc quelques dix ans que mûrissait un tel pronunciamiento. Ce fait enlève beaucoup d'intérêt aux discussions sur le point de savoir s'il fut inspiré par Nasser ou par le Bass. En fait, il vient de beaucoup plus profond. L'occasion a été fournie par une rencontre favorable : l'incendie de la Mosquée el Aqsu poussant les passions nationalistes à leur paroxysme, alors que le roi se promenait dans une Turquie dont la jeunesse musulmane n'apprécie guère la modération vis-à-vis d'Israël. Mais la décision véritable est très antérieure.

On peut tirer de ce nouveau coup d'État une autre leçon sociologique. Le conflit entre le vieux roi, au monarchisme maraboutique, et les brillants officiers d'état-major apparaît une illustration de cette querelle des générations qui, en Islam, est encore plus vive qu'ailleurs. C'est le Passé simple – le roman de Driss Chraibi sur les heurts entre père et enfants au Maghreb, mais à l'échelle nationale. Deux Islam se sont heurtés, aussi profonds, sinon fervents, l'un que l'autre. Comme bien des père, le souverain n'a pas compris à temps que ses fils avaient grandi. Enfermé dans sa sainteté traditionnelle, il n'a pas vu qu'ils réclamaient une autre forme de sainteté, une autre ascèse.

Le cas libyen est-il unique ? Entre-t-on dans d'autres armées à seule fin d'accéder un jour au pouvoir et d'imposer ses vues ? Ces armées sont-elles conçues, elles aussi, comme un instrument permanent de politique ? Nous le saurons, car la chaîne des coups d'État militaires n'est pas encore rompue.