L'amitié franco-tunisienne ?

La Croix 6/7/1965

« On ne doit pas laisser croître la mauvaise herbe sur les chemins de l'amitié ». Ce mot, que je cite de mémoire, n'est-il pas de Madame du Deffand ? Peu importe. Mais s'il vaut pour les relations entre les hommes, il vaut aussi pour les relations entre les peuples. Or depuis 1964 – plus d'un an – date d'une rupture assez éclatante, beaucoup de mauvaise herbe pousse sur ce qui fut le chemin de l'amitié franco-tunisienne.

Certes, on ne peut innocenter le geste du Président Bourguiba spoliant les terres françaises en plein cours d'une négociation destinée à régler leur sort. Cet homme d’État se livre à des foucades peu excusables. Il les imprime à son peuple autant qu'il en reflète la versatilité due sans doute à l'origine composite de sa civilisation. D'inexplicables foucades ? Ne vit-on pas ce peuple, le plus tolérant du monde (hélas ! par indifférence foncière à toute métaphysique), humilier la chrétienté ? Le pays le plus moderne du Maghreb se donner visage d'un fanatisme médiéval ? L’Église, dans cette crise, a su montrer sa patience. La France, dans son propre débat, continue, elle, de manifester une aigreur qui, à l'origine légitime, finit à la longue par perdre de son sens : elle en est la première victime.

Car peu à peu sa place prééminente est prise par d'autres. La Tunisie, c'est vrai, pâtit grandement de ne plus placer en France ces vins. Quelque 1 500 000 hectolitres restent dans les chais et pour entreposer la prochaine récolte on songe, paraît-il, à utiliser les réservoirs à mazout de Bizerte. Est-il bon pour notre pays que son nom soit associé par les tunisiens à leur principale difficulté économique ? Mais surtout la Tunisie, sauf pour le vin, se passe de la France mieux qu'on ne le croit à Paris. L'aide américaine (60 millions de dollars par an) et celle de l'Allemagne suppléent à notre défaillance, tandis que celle-ci nous prive peu à peu, en contrepartie, du débouché tunisien. Le textile français, si durement touché par ailleurs, en est la première victime. Il n'est pas seul, et nos bureaux d'étude, entre autres, voient chaque jour décliner leur activité. Enfin, que va-t-il advenir des biens immeubles français, d'une grande importance encore ?

Les tunisiens, peuple policé, ont souffert des gestes sectaires de leur gouvernement. Ils me l'ont souvent dit, à l'époque, entre haut et bas, ne cachant pas leur mépris pour les slogans par quoi on prétendait justifier ces gestes. Mais ils ajoutaient aussi que leur pays est de tous ceux que la France a colonisé, le seul auquel (sauf bien épisodiquement en 1963) elle n'a apporté aucune aide économique. « Et pourtant, ajoutent-ils, la fin des liens « coloniaux » fut moins violente qu'ailleurs ! Et pourtant, nous n'avons pas le monopole des spoliations ! » Mais, depuis lors, peu à peu (comme nous-mêmes, reconnaissons-le) ils s'habituent à cette situation d'indifférence mutuelle. Nous oublions les tunisiens ; eux s'organisent sans nous, et s'ils regardent vers d'autres horizons, ce n'est pas seulement en économie.

La Tunisie, dont au début de ces lignes j'ai rappelé le caractère composite, puise dans ce caractère même une grande capacité de synthèse culturelle. Elle en crée même son originalité, comme sa Mosquée de Kairouan puise la sienne dans un assemblage de fragments romains, voire puniques, et de fragments byzantins. Dans l'élaboration quotidienne d'une Tunisie nouvelle, mais toujours composite, la France gardait la meilleure part : la laissera-t-elle s'échapper ? Dans l'originalité tunisienne ne décèlera-t-on plus la marque française ? La mauvaise herbe continuera-t-elle de pousser sur les chemins de ce qui est quand même une amitié ?