II

« Une petite fille !»

Les matrones s'affairent dans la chambre. L'une emporte des linges sanglants ; une autre lave l'enfant. On se hâte de nettoyer et de purifier pour que Joachim puisse voir son bébé.

« Votre femme a de la chance : elle accouche presque sans douleur. Ce n'est pas comme moi. À la naissance de Ruth, je criais tellement que toute la ville m'entendait. Et cela a duré quarante huit heures ! »

Le verbiage des matrones qui se succèdent à la porte, sans même prendre la peine de remettre leur voile, agace Joachim. Il est un peu déçu : une fille encore ! Sa quatrième fille ! Qu'a-t-il fait au Seigneur ! Pourtant il appartient à la race de David dont la postérité sera aussi nombreuse que les étoiles.

Il les aime bien ses filles. Élisabeth, la toute petite et Rebecca qui rit toujours, et sa grande Bethsabée, si raisonnable pour son âge. Malheureux qu'elle soit un peu prétentieuse ! Que de simagrées voici un mois quand elle est sortie voilée pour la première fois.

Joachim rêve pendant que les matrones dans la chambre caquettent en s'affairant sans trop de hâte. On entend des bribes de leurs propos : tous les accouchements de la ville, depuis vingt ans, sont relatés. Et quel luxe de détails !

Le père voudrait bien cependant voir sa petite Marie. Car elle s'appellera Marie. Les usages ne veulent pas qu'on prononce le nom de l'enfant avant ses huit jours. Cela lui porterait malheur. Marie, un joli nom. Joachim imagine ce que pourra être Marie. Il aimerait bien qu'une de ses filles au moins habite auprès d'eux à Nazareth, plus tard.

Il s'agir bien de rêver ! Joachim doit livrer une charrue ce soir et ces pies jacasseuses n'en finissent pas de purifier la chambre. Il voudrait bien pourtant embrasser cette petite Marie avant de se mettre au travail. Et ce soir il doit parler à la synagogue. On lui a indiqué le texte à commenter : un passage des Proverbes :

« Le Seigneur m'a créée comme première de ses œuvres,

Dès l'origine avant le début de la Terre.

J'ai été formée dès l'éternité...

Avant les collines je suis née... »

Pourquoi ce texte évoque-t-il à Joachim l'enfant qu'il n'a pas encore vue ? Pourquoi la terre est-elle toute neuve ce matin ? Les collines lavées de fraîcheur nocturne naissent de la brume. Leur bleu fut-il jamais si profond ? Tout est nouveau. Le soleil irise la chair duveteuse des lys. Les renoncules ouvrent leurs disques vernis d'or. Le ciel pur, sans nuage, sans ride, vers l'horizon devient rose. L'air est si cristallin que chaque son vibre distinct. Neuf aussi, le heurt du cuivre sur l'enclume. Neuf, le cri du porteur d'eau et l'entrechoc des jarres sur son âne. Le jour est limpide comme une eau fraîche jaillie...

« Joachim, tu peux entrer... »

Une petite chair transparente, claire d'une clarté de fruit, avec aux plis du cou des reflets encore de l'ombre maternelle ; une chair gracile, tendre, imprécise et comme friable...

Et puis dans la maison, malgré le caquetage des vieilles, ce silence. Jacassent les pécores ! On ne les entend pas. Seule reste perceptible la ronde des enfants sur la place. Les autres bruits sont résorbés dans le silence : un silence qui n'est pas vide mais présence. L'air palpite de murmures inaudibles. Il vibre comme aux matins d'été sur les champs de fleurs. Des présences à peine soupçonnables vous frôlent comme si soudain la maison, le berceau, le vase de cuivre avaient une âme.

L'enfant dort. Anne repose. Les commères s'en sont allées. Une grande paix, telle parfois le soir en apporte, descend sur les collines, sur le jardin et pénètre en Joachim. On dirait que s'est arrêté le temps et le son le plus fugitif (le forgeron martèle toujours sur l'enclume) demeure suspendu dans l'air, sans mourir.