Lettre au Directeur de La Croix

9/9/1969

 

Mon cher père,

La chronique de M. Guitton, sur la communion dans la main, m'amène à un certain nombre de réflexions.

Mais d'abord je tiens à souligner que je considère comme secondaire cette pression du rite extérieur de la communion. L'important est le sacrement. Le rite est subsidiaire.

Cela dit, M. Guitton, dans cette chronique, me paraît user d'un argument assez faible. Il présente la communion dans la main comme une innovation, qu'il accepte par discipline, mais qui lui paraît susceptible de nuire à une certaine permanence dans l’Église. Rappellerai-je que la communion dans la bouche est assurément un rite plus récent et sûrement non conforme à la pratique des Apôtres lorsqu'ils célébraient l'Eucharistie ? Le retour au passé ne peut-il être, au contraire, présenté comme une fidélité à cette permanence souhaitée par M. Guitton et qu'il ne faut pas confondre avec la routine dans les usages ?

En faveur de la communion dans la main, on peut avancer son caractère plus normal. Le Seigneur a voulu que l'Eucharistie fût un repas. A-t-on jamais vu un repas où le Maître mettrait la nourriture dans la bouche des convives ? Il la leur offre et il la leur remet.

Or comme tout ce qui n'est pas normal, la communion dans la bouche a quelque chose de disgracieux. Paul Valéry use à son propos d'une image trop malséante pour que je la reproduise, mais quand M. Guitton sert la messe, n'est-il pas attristé par la vue des langues hideusement tirées et des faces contorsionnées des fidèles invités à un geste aussi insolite ? Inconsciemment l'éminent Académicien a dû éprouver une gêne, car à la fin de sa chronique il parle de la « communion sur les lèvres ». Sous sa plume, une telle impropriété d'expression témoigne d'une gêne, même s'il ne l'avoue pas lui-même. Certes, nous sommes si habitués que finalement la laideur de l'attitude ne nous frappe plus. Malheureusement les incroyants la remarquent et ce n'est pas précisément apologétique : la page de Paul Valéry déjà citée en témoigne.

Charles de Foucauld insiste sur l'importance des détails dans l’Évangile. Le fait qu'en instituant l'Eucharistie le Seigneur n'ait pas dit seulement « mangez » mais « Prenez et mangez » est un détail, sans doute. Pourtant, pourquoi ne pas observer cette prescription ? Évidemment nous ne devons pas tomber dans le littéralisme et voir en ce mot « prenez » une injonction fondamentale. Mais on ne peut le négliger.

Malgré ces réserves ou divergences, je suis d'accord sur un point fondamental avec M. Guitton : il ne faudrait pas que cette question secondaire devint un signe de ralliement sectaire et de division. Ce serait hideux. Mais le moyen de l'éviter me paraît d'abord de ne pas présenter comme nouveau ce qui est traditionnel. Ce serait ensuite que la faculté dont les fidèles disposent fût mieux porté à leur connaissance par les pasteurs. Le communiqué du Cardinal Marty et des évêques de la région de Paris n'a guère été diffusé dans certaines paroisses, peut-être à cause de la période des vacances qui commençait. Un rappel qui indiquerait pourquoi est respectable la pratique de la communion dans la main, en provoquant une plus large adoption de ce rite éviterait à coup sûr le risque sectaire. On trouverait aussi bien des « traditionalistes » que des « novateurs » pour y recourir.

Je vous prie d'agréer, mon cher Père, l'expression de mon respectueux souvenir.