Autobiographie

**Nous passons ensemble

Vers 1929

Nous passons ensemble la plus agréable des soirées, une soirée d'union intime, de bavardages fraternels, une vraie soirée d'amitié. Des esprits un peu chagrins s'étonnaient de nous voir préluder ainsi à nos deux messes de demain, et placer des divertissements à l'orée de notre congrès. Je ne voudrais pas les contrister mais ils comprennent mal et l'amitié chrétienne et la messe : ils ne sauraient pas que la messe se situe dans notre vie de tous les jours. J'aime ces moments de vie joyeuse qui justement interrompent nos travaux et nous préparent au Sacrifice Dominical. Ils en indiquent les valeurs, ils en soulignent la portée. Surtout ils en précisent exactement la place.

La meilleure préparation à la messe, voyez-vous, c'est la vie chrétienne et rien n'est plus chrétien qu'une chaude soirée d'amitié. Comment se purifier et se sanctifier mieux qu'en pratiquant cette vertu ? Saint-Augustin en fait la forme la plus parfaite de la charité : Notre Seigneur nous a donné le premier l'exemple, et cet exemple il nous l'a donné à l'heure même où il instituait la messe, et quand ayant aimé les siens il les aima jusqu'à la fin.

Mais notre après-midi ne fut-il pas aussi une préparation à la messe ? Nous avons visité des églises, une Cathédrale, et nos églises, nos cathédrales, sont toutes entières orientées par la messe. Si dans l'apparent désordre de leurs clochers et de leurs arcs, un ordre chante à l'âme, c'est que ces voûtes et ces nefs, ces clochetons et ces arceaux obéissent aux nécessités intérieures du Sacrifice. Nous ne trouvons pas l'ordre abstrait du temple antique, obéissant à des règles intellectuelles et extérieures à son idée ; l'ordre de nos cathédrales est un ordre organique, tout entier subordonné aux nécessités de la messe. Le centre de l’Église d'où tout rayonne c'est l'autel : on a construit l'église autour de lui, qu'il soit à la croisée du transepts , ou qu'il s'élève au fond du chœur. Au transept, selon la liturgie romaine, il occupe le point essentiel ou se croisent toutes les lignes, il est au centre de l'édifice comme la consécration au centre de la messe. Dans nos monuments gothiques il s'érige au fond du chœur – figure de proue vers quoi converge toute la nef. Il en est  l'aboutissement : telle la communion consomme le sacrifice...   

Parfois, vous vous entendrez dire que l'âme de nos églises, cette âme dont on nous éprouve physiquement la mort dans les temples protestants émane de la divine présence au tabernacle. Ce n'est pas entièrement exact : le Saint Sacrement est conservé dans une chapelle secrète où il est déjà comme par-delà l'édifice. Nos églises ne sont pas des tabernacles, elles sont tout entières, - encore à terre mais vers le ciel – une projection de la messe.

On pourrait à chacune de leurs prières attacher la valeur d'un symbole. Les travées se succèdent avec la calme stabilité du Credo et de ses douze propositions. Voyez, de part et d'autre du transept les piliers. Comme le sanctus autour de l'élévation. Les deux tours ne sont-elles pas la double offrande du pain et du vin, et la flèche, la … aérienne du Graduel.

Mais je me perds dans les symboles, je fais de la littérature et je me trompe. Notre journée ne nous a pas préparé à la messe : elle est déjà dans la messe. Comme toute notre vie elle appartient à la messe des catéchumènes où nous monterons à l'autel de Dieu, du Dieu qui réjouit notre jeunesse. La vie chrétienne, voyez-vous, est tout entière le prélude de l'offertoire, et l'avant-messe n'est là que pour rassembler en une dernière louange la louange éparse de nos heures.

La vie du chrétien doit être une purification en vue du Sacrifice. Elle doit toute nous préparer à être les petites hosties dont on entoure la grande hostie. Il faut que toutes nos actions mènent à ce point central de la messe, comme dans les cathédrales, dont nous parlions ensemble à l'instant, la nef s'oriente vers l'autel.

Mais si on veut mieux saisir encore quelle place la messe doit tenir dans notre vie, il suffit d'observer la place que le Jeudi Saint tient dans la vie de Notre Seigneur. Il est le point essentiel vers quoi tout mène, le couronnement. Notre Seigneur a fait rayonner sa vie autour du moment où sur la table du Cénacle il célébra lui-même la première messe. Relisez l'évangile selon Saint-Jean vous verrez les allusions peu à peu se préciser, Notre-Seigneur comme s'essayer à ce Sacrifice dans les multiplications des pains, et d'après St Luc il avait toujours au cœur l'angoisse de sa passion. Jusqu'à cette heure...

A cette heure Il consomme son abandonnement. Depuis trente trois ans Il se prépare à être la victime des hommes... (Silence de Nazareth d'où Le chasse l'amour de Se donner, et ces trois ans de quotidien sacrifice au devoir d'état, à son devoir de Messie). Au Jeudi Saint, dans l'offrande du Pain et du Vin, Il achève le don de lui-même qu'il a si laborieusement préparé. Il le rassemble, et dans ses deux mains levées se résume toute sa vie. Il se livre... Et c'est le sacrifice que viendront garantir et l'Agonie, et le Prétoire et le Golgotha.

L'Agonie, le Prétoire, le Golgotha nous prouvent la profondeur de son sacrifice. Il s'est donné vraiment jusqu'à sa mort jusqu'à la mort sur la Croix. Quand le missionnaire s'embarque pour l'Orient, il sait quel sort l'attend, et qu'il y trouvera peut-être le martyre. Dès cet instant son sacrifice est fait, il a consenti au sort qui lui est réservé, mais si un jour il lui est donné de mourir pour sa foi, nous connaîtrons d'une façon éclatante que le don qu'il avait consenti de lui-même, allait jusqu'à la mort. Aussi le sacrifice de Notre-Seigneur certifie, que dans la messe du Jeudi Saint il s'est entièrement donné.

Nous accomplissons chaque matin ce même sacrifice du pain : il faut aussi que nous le garantissions, il faut aussi que notre vie, comme une Passion, l'atteste... et de ce côté encore, elle appartient à la messe, elle est de la messe. D'ailleurs les dernières oraisons, comme une nouvelle messe des catéchumènes la lient au sacrifice, et, en quelque sorte, la résument à l'autel. Il faut que notre vie garantisse la vérité de notre sacrifice. Ne soyons pas ceux dont parle l'Imitation, qui suivent Notre Seigneur jusqu'à la Fraction du Pain, mais ne vont pas jusqu'à boire avec eux le Calice de la Passion.

La Messe nous oblige à être entièrement donnés. Elle exige que nous soyons l'objet d'un perpétuel sacrifice : des hosties. Non pas qu'elle nous demande des mortifications et des souffrances – la souffrance est bonne, mais d'une bonne « relative et empruntée ». Surtout ce que la messe demande est infiniment plus simple (tout ce qui est chrétien est surhumainement simple) : Elle demande que nous pratiquions entre les mains de Dieu l'abandon même de la petite hostie, que le prêtre prend et dépose, exalte et brise. L'hostie dans son apparence, dans sa forme et dans sa blancheur est comme le symbole et le résumé de la vie chrétienne, elle exprime parfaitement notre passion de tous les jours.

Si simple, de cette simplicité que seule l'âme des enfants peut approcher – et sans emphase – elle est silence, - sur la patène elle condense le silence dont nous devons emplir notre âme – toute blanche, et les neiges, et le premier rayon de l'aube, et les grands nuages l'été n'ont pas cette blancheur si simple, une blancheur silencieuse – Pure, simple, blanche et lumineuse sans éclat, et transparente dans la lueur des cierges, de la transparence des regards quand l'âme est toute offerte à Dieu. Elle est humble et elle est pauvre – si mince, si menue qu'on la disait comme tremblante et pauvre, et pauvre pour proclamer qu'on n'est jamais assez pauvre, surtout quand règne la richesse, et que la pauvreté complète, la pauvreté même en esprit, est la première béatitude : une simple bouchée de pain – et toujours offerte elle n'est que pour se donner. Nue comme la foi. Elle a la pauvreté, la simplicité, et dans sa blancheur le printanier de l'Espérance. Mais tissue de mille grains – et sans cesse renouvelée – et toujours sans se diviser – elle est l'inépuisable Charité.

Mais surtout elle est le Corps du Christ, elle est ce Christ dont chaque communion nous revêt, elle est ce Christ qui demain matin se partagera sans se diviser, en entier dans chacun de nous.