Teilhard de Chardin et l'Islam

La Croix 17/12/1969

 

A plusieurs reprises dans son œuvre, Teilhard de Chardin porte sur l'Islam des jugements si sévères qu'ils choquent. Une note en marge du volume Comment je crois, le dernier paru, en donne le ton : « Malgré le nombre de ses adeptes et ses progrès constants (dans les couches peu évoluées, notons-le, de l'humanité), l'Islam... n'apporte, à mon avis (au moins sous sa forme originale), aucune solution particulière au problème moderne de la religion. Il me paraît représenter un judaïsme résiduel, sans individualité 91 et il ne peut se développer qu'en devenant humanitaire et chrétien ».

Le séjour qu'au début de sa carrière le P. Teilhard fit en Égypte explique en partie la sévérité de ce jugement. J'ai parcouru le Moyen-Orient et l’Égypte quelques quinze ans plus tard. Pouvait-on, alors, juger moins durement ces monarchies expirantes et pourries ? Pouvait-on qualifier en d'autres termes le pharisaïsme obtus qui, alors, y tenait lieu de pensée ? Le P. Teilhard emploie le mot « humanitaire » . Vers les années 30, en effet, l'Islam avait perdu tout sens humanitaire. Il s'endormait dans une béate satisfaction de soi que l'Algérien Malk Bennabi a dénoncé avec virulence. Je me rappelle l'effet que produisit sur mes 20 ans l'Université El Azhar : une révolte de toute l'âme en écoutant ces jeune hommes, accroupis sous les arcades autour d'un prétendu maître, ânonner à force de mémoire mécanique la succession innombrable des interprètes qui avaient donné tel ou tel sens à une sourate ou à un hadith. Teilhard dut éprouver cette révolte.

Surtout sa pensée représente l'exact opposé de l'Islam. Elle est entièrement accrochée à l'idée d'évolution, plus exactement à celle d'une montée - marquée de retours mais constante – de l'humanité vers son plein accomplissement en Dieu par le Christ total. L'Islam, à l'opposé, n'est que fixisme et contrat.  Une charte octroyée, le Coran, place l'humanité dans une position immobile vis-à-vis de Dieu. Ce n'est pas seulement l'idée d'évolution qui est étrangère et même antinomique à l'Islam, mais celle même de développement et d'approfondissement. Rien de cette conception qui nous est chère, du développement des dogmes, en croissante lumière de siècle en siècle. Rien de pareil au sentiment d'une inspiration prophétique vivante comme nous en reconnaissons une en l’Église. On comprend qu'une pensée dont l'immobilisme apparaît un caractère fondamental ait heurté Teilhard notamment quand celui-ci commençait à prendre conscience des thèmes majeurs de son message. Ainsi s'explique la sévérité d'un jugement qui, s'il l'a connu, a dû heurter bien profondément Massignon.

Pourtant, celui-ci – dans certaines de ses Opera Minora que le P. Moubarak vient de recueillir pieusement – aussi déterminé qu'il ait été à ne voir dans l'Islam contemporain que ses qualités souvent méconnues, a exprimé « en mineur » l'inquiétude que lui causait le fixisme musulman. C'est en effet en Islam le grand péril pour la foi et le prélude à de graves distorsions. Sa contradiction avec la science, telle qu'elle a formé le monde moderne, est trop flagrante. La foi craque, parfois au profit d'un véritable athéisme, plus souvent me semble-t-il, au profit d'attitudes intérieures ambiguës. Le jeune musulman (je parle de celui qui ne se laisse pas absorber par un simple matérialisme pratique) « s'en tire » par un dédoublement de la personnalité que facilite un certain mépris de la logique telle que nous la pratiquons. Il supporte la coexistence de croyances contradictoires, ou bien encore il ne regarde plus l'Islam (mais avec ferveur) qu'à titre de référence sociologique. Celle-ci lui est si chère qu'elle le réchauffe dans l'âme comme une foi. Il en conserve les comportements par instinct, sans en examiner les mobiles et bien qu'il ne leur donne aucun sens. Ainsi, par exemple, ces jeune Algériens qui proclament leur émancipation socialiste et cloîtrent leur sœur.

Existe-t-il une issue ? Teilhard en évoque une : que l'Islam devienne « humanitaire » et chrétien. Nous ne le contrarierons pas, certes, mais un changement si radical demandera, s'il doit s'accomplir, des siècles et peut-être des millénaires. En attendant l'issue peut résider dans la très grande puissance de compromis qui me paraît exister sous le manteau fixiste de l'Islam. J'en veux pour exemple l'Afrique noire, dernière conquête du monde musulman. Dans ce continent, on assiste plus (le mot est célèbre) à une africanisation de l'Islam qu'à une islamisation de l'Afrique. J'en donnerai aussi pour exemple les régions chiites avec leurs tendances syncrétistes ou encore l'extrême-oriental Islam indonésien. En une heureuse contradiction avec soi-même l'Islam se conjugue parfois avec des courants adverses et s'en enrichit. Les dédoublements de la personnalité et leurs dangers, que nous indiquions, préludent peut-être à je ne sais quelle attitude syncrétiste qui nous serait à nous inconfortable, mais qui permettra au musulman de vivre sans se renier dans le monde moderne et dans l'univers de notre science. Ces jeunes Algériens, peu conséquents avec eux-mêmes, ouvrent malgré tout la voie.

Alors on assistera au vrai « réveil du monde musulman ». Ce qu'on baptise ainsi jusqu'à présent ne dépasse pas la portée des accidents politiques. Les États musulmans se manifestent avec bruit sur les théâtres de l'histoire contemporaine, mais l'Islam n'a pas retrouvé son âme. Lui qui, en ses siècles d'or, a tant apporté à la civilisation, ne nous apporte plus rien, sinon des discours et les témoignages d'une inquiète auto-satisfaction. Pourtant, ses contradictions mêmes sont signes qu'un autre réveil est possible, 400 millions d'hommes qui demain en seront 600 ou 800 millions ont un autre choix que le sommeil de la pensée ou l'athéisme.

 


91 C'est nous qui soulignons.