Orphée
Le texte commence ici, page 28
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Aïode -
Puisqu'ils se sont rejoints, mes sœurs, puisqu'Eurydice, comme un voile flottant de brume, apparut à Orphée, chantons l'hymne de leur bonheur. Plus rien ne retient en nous l'hymne de joie impatient à jaillir. Comme les beaux jours d'été, absolu est le bonheur qui nous hante. Que sommes-nous, sinon les vases précieux du bonheur, l'amphore où se tient celée la liqueur enivrante de la joie. Que la forme fragile éclate, qu'il noie ses rives le flot de joie. Pourquoi le cœur, sinon pour qu'il brule d'amour et s'en consume à mourir ?
Chantons l'amour que rien n'altère, où plonge sans le troubler la haute crête des arbres. Chantons midi, l'heure sans parfum – les odeurs mêmes sont mortes – et seul triomphe le soleil. Ah ! Chantons-le. Mais par les champs immobiles, les jeunes hommes et les jeunes filles s'en vont en bandes, couronnés de feuilles naissantes. Vigoureux, ils offrent leurs torses au baiser dévorant du dieu. Que leur importe ! L'âpre chaleur, le miroitement des routes, le ciel si dur qu'il en est blanc, tout les grise. Une force en eux est égale à la puissance du soleil, et c'est l'amour.
Appelle ta compagne, Orphée. Ensemble montez vers la joie.
- Orphée -
Ne fuis pas, Eurydice, ne fuis pas.
Je t'apporte la vie et son mouvant émoi.
Ton corps va refleurir au souffle de l'amour.
Tends-moi les mains, et de mes lèvres sur tes lèvres -
Si vivants sont en moi son visage et sa grâce -
Je vêtirai de chair une ombre fugitive.
Il suffira de ce baiser pour que renaisse
Eurydice ravie aux fleuves de l'enfer.
-Eurydice -
Quelle voix a troublé le sommeil de ces rives ?
- Orphée -
Eurydice ! Eurydice !
-Eurydice -
Une voix sous la brume
m'appelle.
- Orphée -
Eurydice !
-Eurydice -
Qui m'appelle ?
- Orphée -
Eurydice !
-Eurydice -
Un peu de mon sommeil s'écarte de mes yeux,
Qui marche ? Qui descend au long de ces rivages ?
Quelle ombre a délié le réseau de la mort ?
- Orphée -
Je suis Orphée.
- Eurydice -
Orphée ?
- Orphée -
Est-ce le vain écho,
A murmurer mon nom sous les trainantes brumes ?
Aucun trouble n'émeut l'exacte résonance.
Eveille-toi, bien-aimée, éveille-toi.
Le printemps délivré jaillit en mille fleurs,
Brise le dur hiver d'éclatantes ramures.
Les prés meuvent au vent une odorante écume.
Dans l'air tout neuf, les arbres lourds épais de branches
Palpitent lentement leurs feuilles qui scintillent.
La brise attiédie au souffle duveteux
Glisse le long du corps d'impalpables liens,
Comme se ferme l'eau sur les bras du nageur.
Eurydice, renais au bonheur de la vie,
Aspire cette vie éparse au cœur des choses.
- Eurydice -
En vain m'appelles-tu – si lointaine la voix...
- Orphée -
Lentement de l'oubli affleure ton visage,
Lambeaux après lambeaux, tissu par mon amour.
Il transparait comme la neige sous la brume.
Les sons évanouis recomposent la voix,
Les grâces effacées retracent le sourire.
- Eurydice -
Tu ne vois qu'un fantôme illusoire de moi.
Je disparais. Les bras confondus aux racines,
Les cheveux emmêlés aux herbages des eaux,
Lente je m'engloutis dans le sein de la terre.
La sève sourdement a bu son corps dansant.
Respire dans la nuit l'odeur lourde des roses,
C'est moi, et le parfum mourant des tubéreuses,
L'âcre senteur des eaux qui montent du rivage.
Je suis le clair de lune aux liquides reflets
Coulant des lambeaux bleus sur les plaines dormantes.
Entends-moi dans la brise où frissonnent les herbes,
Et comprends ce bonheur, être endormie toujours,
Ne plus penser, ne plus aimer, être la terre
Inerte sous le poids des moissons et des vignes,
Échapper à la joie dévorante des hommes.
Terre, sommeil sans fin du monde, aïeule obscure,
Rentrer en toi, gagner le repos de ta chair,
Dormir comme l'enfant au néant des entrailles.
Ah ! Ne plus être...
Et toi qui m'as aimée, Orphée,
Ne me délivre pas de la mort.
- Orphée -
Mon amie,
N'entends-tu pas monter vers toi mon chant d'amour ?
Il t'apporte le jour éclatant sur la mer,
La plaine mûrissante où stagnent des fumées.
Ne sens-tu pas souffler l'haleine de la terre,
Comme un baiser glissant au long de tes cheveux ?
Respire dans ma voix l'odeur des soirs d'été,
Le parfum confondu des figues et des roses,
Ce demi-jour si imprécis qu'il est odeur,
Murmurante senteur des fleurs qu'on ne voit plus.
- Eurydice -
Oh ! Ne m'appelle plus. Pourquoi vivre, pourquoi ?
Je ne distingue plus ton visage des choses,
L'absence vous confond en un même visage.
Les arbres, ton sourire et l'automne aboli
Ne sont plus qu'un reflet flottant sur l'eau qui passe.
Le sommeil de la terre a repris Eurydice,
A peine es-tu pour moi le souvenir d'un rêve...
- Orphée -
Ne t'éveillera pas la ferveur de l'amour ?
Souviens-toi, les soirs d'été, les corps se cherchent
Muets dans la torpeur des campagnes comblées.
Amie ne sais-tu pas le goût si frais des lèvres ?
Goûte l'enivrement de sentir à ton bras
Un bras plus fort qui te résiste et te maîtrise,
Ployer ton corps, flexible et souple, être une grappe
Follement pressurée en un soir de vendange,
Sentir une heure la plénitude du néant.
L'extase qui jaillit les fleurs sur les collines
Te laboure...
Et la douceur des bonheurs calmes.
Qu'on retire la lampe où brûlent les phalènes !
Des coupes de lait bleu attendent sur la table.
Nous goûteront ensemble aux fruits de l'automne,
La poire aqueuse, agaçante aux dents, la pomme
Brillante et fouettée de rouge et de vermeil,
Le raisin presque noir que rosit le couchant.
Des esclaves silencieux apporteront
Le miel où s'enclot l’arôme de l'été...
Et dans le demi-jour nous entendrons la mer...
- Eurydice -
Quelle obscure tendresse émeut mon ombre vaine ?
Un besoin sourd d'aimer s'éveille en mon fantôme
Et lentement recrée une forme de femme.
Le goût de me donner recompose ma chair.
Déjà je sens frémir des lèvres qui s'entrouvrent.
Mes bras, soyeux et blancs, doucement se déroulent,
S'écartent dans l'espoir d'étreintes renouées.
Mes cheveux déliés de la moiteur nocturne,
Ainsi l'algue au reflux se sépare des eaux,
Ombrent de leurs replis l'épaule renaissante.
Agiles se dénouent mes pieds des racines.
Tends-moi les mains, une Eurydice recréée
Au souffle d'un baiser retrouvera son âme.
- Orphée -
Femme issue de la mort, épouse retrouvée,
Viens, nous marcherons sur la simple colline
Doucement incurvée aux caresses des eaux.
Il fera pur, si pur que renaîtra ton âme.
Et délaissant l'attrait des morts, nous franchirons,
Athlètes couronnés, les portes de la vie.
Sens renaître en ta chair la joie et la douleur,
Le fascinant émoi de souffrir et d'aimer.
N'attends plus ! Le matin inonde de clarté
Les roses tamaris qui penchent sur la mer.
L'air frémit de parfums imprécis, de murmures
Indéfinis mêlés au chant confus des eaux.
Le ciel frais lavé t'auréole d'azur.
La vague doucement reprise et relancée
Dépose à tes pieds son offrande d'écume.
Dans le jour frissonnant les collines tressaillent,
De leur faîte acéré brisent l'écran des brumes,
Ouvrent leurs flancs dorés aux rayons du soleil.
Lève-toi ! Lève-toi ! Et plonge dans la vie,
Audacieuse, ivre d'amour et de ferveur,
Brûle, sois une proie dévorée et ravie...