Économie

Tout se passe comme si aucune distinction...

Sans date après 1961

 

Tout se passe comme si aucune distinction n'était opérée entre pauvreté et sous développement. Les avertissements n'ont pourtant pas fait défaut84. On a justement observé que l'Islande était à la fois un pays pauvre et développé et Koweït un État riche et sous-développé. À ces avertissements, on a passé outre. On n'a tenu aucun compte de la véritable crise du sous développement qui est, nous l'avons vu, la crise morale de pays qui ont pris une conscience obscure de leur désagrégation sociale85. On peut généraliser le propos de Louis Aujoulat, l'appliquer aux autres donateurs comme aux autres bénéficiaires : « La conception américaine de l'assistance à l'Afrique ne présente qu'un défaut : elle fait bon marché de toute mystique. La perspective d'un mieux être et d'une vie plus facile est déjà quelque chose sans doute ; elle n'épuise pas l'attente ni l'espérance du monde noir »86. Cette espèce de mercantilisme de l'assistance a eu son complément : le prêche pour la restriction des naissances. Verser l'argent et qu'il tombe entre le moins de mains possible, sans voir que, comme nous l'avons déjà dit, la croissance démographique ne pose de problème que par la stagnation économique87. Ainsi s'est-on engagé dans une voie sans issue.

Nous prendrons pour exemple l'aide américaine et l'aide soviétique ; ces rivales inexpiables. Ne diffèrent-elles que sur des points secondaires ? Quelle que soit la complexité des mécanismes de la distribution, la multiplicité inextricable des organismes distributeurs, leur éthique est essentiellement la même. Encore une fois, donner de l'argent et des ??? l'aide soviétique pousse simplement à l'extrême les défauts de l'américanisme, tout en adoptant, par souci politique, une pratique plus intelligente. Paradoxalement l'aide soviétique est encore plus éloignée de toute idée d'un plan en vue de doter les bénéficiaires d'une véritable économie. Le pays des plans quinquennaux renonce à tout plan dans l'assistance. Il donne simplement ce qu'on lui demande, dut-il accentuer les ruines et les déséquilibres (Nous y reviendrons). Veut-on une usine d'aluminium ou un complexe textile ? L'URSS l'apporte sans souci de la rentabilité, sans souci même de savoir si le « bénéficiaire » ne verra pas son économie obérée de charges nouvelles. Les Américains, au moins, essaient de ne créer que des entreprises viables et de n'entreprendre que des travaux générateurs de richesses. Comme l'a écrit M. Arnaud Durand-Reville dans un rapport inédit : « le bloc soviétique se soucie bien moins de l'efficacité de son aide que des satisfactions d'amour propre qu'elle est de nature à procurer. Elle accepte n'importe quel projet pourvu qu'il soit flatteur, et partant, elle ne se soucie pas des conséquences de son aide sur le niveau de vie des peuples assistés »

Et cette erreur systématique est attirante pour des peuples mal équipés en économistes. Pourtant, de part et d'autre, croire ou feindre de croire, que l'apport de capitaux résoudra le problème, n'est-ce pas se condamner à n'apporter que ce que le colonialisme apportait déjà ? Et les conséquences peuvent en être aussi tragiques88. L'aide soviétique si non plus que l'aide américaine, elle n'apporte rien pour l'âme, a pour elle son habileté de présentation. Elle a pour elle, et nous y reviendrons, que les agents techniques soviétiques se dispensent d'un luxe offensant. Elle a pour elle d'être distribuée selon une certaine liturgie qui séduit les pays du signe. Kroutchev vient lui-même, il pose les premières pierres. Il se livre à des rites symboliques. Sur le plan économique, elle a cette supériorité de demander des remboursements en nature à des pays dont le premier besoin est l'écoulement de leurs produits à des cours réguliers, alors que sur ce plan, l'aide de l'Occident, la France et la Grande-Bretagne mises à part en ce qui concerne leurs anciennes colonies, relève du procès verbal de carence. Mais fondamentalement elle ne fait qu'aggraver les défauts de l'aide américaine que, tard venue dans la compétition à l'assistance, elle n'a guère fait que copier. Des prêts pour des usines ou des aérodromes, l'aide soviétique comme l'aide américaine, comme les autres d'ailleurs, n'ont encore rien trouvé d'autre à proposer.

Le déséquilibre, même économique, ne peut que s'en accroître. L'apport massif d'argent, dans ces économies fragiles et primaires, engendre vite des phénomènes inflationnistes. Ils provoquent une élévation du prix de la vie qui abaisse encore plus le pouvoir d'achat des masses. Et quand il s'agit surtout de prêts, tel est le cas de l'aide soviétique, la charge des intérêts fussent-ils à faibles taux et des amortissements déséquilibrent la balance des paiements, accentuant ainsi les effets des phénomènes inflationnistes. Les répercussions économiques dégénèrent ainsi en répercussions sociales. L'argent secrète ce sous-prolétariat dont nous avons déjà parlé, tandis que le luxe des classes possédantes se fait plus insolent. Le poids des villes sur les campagnes s'alourdit. L'épargne des classes possédantes ne s'investit pas sur place. Elles savent trop la fragilité de ces pays où elles prospèrent. Ce qui ne se ??? en automobiles rutilantes devient capitaux dans des pays évolués. Au bout de l'aide que la France apporte à la Côte d'Ivoire, un Palais de trois milliards CFA tout revêtu de plaques de marbre qu'on a fait venir par avion de Carrare, une tour de vingt étages pour les invités du Gouvernement et pour les banquets une nappe brodé d'or au prix de neuf millions CFA. Nous n'aurons pas la curiosité d'enquêter sur le montant de certains comptes en Banque, notamment en Suisse.

Ne soyons donc pas surpris si au minimum l'argent se stérilise. L'Algérie donne bien l'exemple de cette stérilisation où en dix ans la France a investi plus que toute l'aide extérieure des États-Unis, pour créer 25 000 emplois quand la population active s'accroît de 60 000 personnes par an. « Là où les ressources manquent, écrit, Julien Cheverny, elles sont aussi le plus facilement gaspillées. Le plan Marshall a réussi parce que l'Europe Occidentale trouvait toujours assez de main d’œuvre qualifiée et de techniciens pour utiliser les équipements et les matériels alloués. Il n'y a pas plus de miracle allemand que de miracle japonais d'après guerre. Il y avait seulement, malgré les destructions accumulées, assez d'ingénieurs et de cadres pour remettre la machine en marche, assez de professeurs pour transmettre le savoir aux nouvelles générations »89. Mais déjà l'Histoire nous offrait au moins un exemple de la ruine par un apport massif d'argent : l'Espagne du XVIIe siècle. Cet exemple, nous l'avons déjà cité. Au fond, accentuant les vices de l'aide américaine, l'URSS est logique. Elle prépare d'autant mieux les grandes perturbations qu'elle souhaite. « Les aides et les assistances sans les réformes n'aident pas les réformes, mais selon les justes calculs de Kroutchev, elles hâtent les révolutions90 ». En acceptant n'importe quel programme de développement, du moment qu'il plait au pays bénéficiaire et qu'il soit industriel l'URSS atteint une double fin : elle séduit le pays sous développé en lui accordant ce qu'il demande ; elle contribue à la formation d'un sous-prolétariat qui, sans doute, n'est pas nécessaire à l’avènement du communisme dans des pays si celui-ci est un phénomène bourgeois, mais que leur formation idéologique fait considérer comme indispensable aux dirigeants malgré tout marxistes de l'Union Soviétique.

Car les plans, si ce mot n'est pas trop ambitieux des États-Unis et, de l'URSS ne mettent vraiment l'accent que sur l'industrialisation. Tel est le corollaire d'une doctrine pour qui l'apport d'argent est un remède en soi et le sous développement la seule absence de combinats industriels. Les pays sous-développés sont sans doute les premiers responsables de l'accent imprudent mis sur l'industrialisation.  Pour eux, elle est devenu un mythe, et ces peuples sont mus plus par les mythes avec leur cortège de passions que par leurs intérêts avec tout ce qu'ils impliquent de raison. Ce phénomène a été particulièrement bien étudié par M. Vibert : « Si une chose est commune à tous les pays sous développés, c'est le prestige dont joui l'idée d'industrialisation. Prestige dû en premier lieu au fait que l'industrialisation apparaît comme une libération du joug colonial, comme une sorte d'affranchissement de l'économie dominée vis-à-vis de l'économie dominante, en somme comme une réplique sur le terrain économique de ce qui est sur le plan politique la constitution d'un gouvernement autonome. Prestige, en second lieu, parce que l'industrialisation est présentée dans bien des pays sous développés – ceux notamment qui ont une forte densité de population – comme le meilleur moyen d'améliorer le niveau de vie, en accroissant le niveau de l'emploi, des revenus et des ressources de l’État. Prestige enfin parce que, en un monde où la technique est reine et détermine le classement des nations, on voit dans la création d'une grande industrie un peu comme le signe extérieur de la majorité dans le domaine technique et économique. Progressivement ce mot « industrialisation » a pris un certain caractère explosif. L'industrialisation est souvent présentée comme devant se réaliser contre un certain état de choses existant, ou contre certains courants d'échange qui sont jugés défavorables. Ce mot tend souvent à devenir le slogan d'une forme de nationalisme économique qui est non seulement revendicatif, mais volontiers agressif »91.

Mythe exaltant, certes, cette industrialisation panacée. Mais résout-elle les problèmes ? Même pas celui de l'emploi, car, la preuve en est faite, elle n'utilise pas les chômeurs mais attire un nouvel afflux des campagnards vers les villes92. Réalise-t-elle l'indépendance économique ? La recherche des débouchés est encore plus âpre pour les produits finis que pour les matières premières. De même un pays industriel est souvent tributaire, étroitement tributaire, de son fournisseur de matières premières. L'industrialisation ne profite que peu à la masse. Comment ne pas  conclure avec M. Vibert : « Le danger est que trop souvent l'industrialisation est poursuivie, il faut l'avouer, davantage vers un but de prestige et de propagande que par la volonté lucide de régler un certain nombre de problèmes de fond. On crée ainsi de fausses espérances et on oublie les tâches urgentes, essentielles, vitales, d'une portée plus grande pour améliorer les conditions de vie de la masse »93.

Si la primauté donnée à l'industrialisation est une erreur, elle n'est guère qu'un reflet d'une autre, plus profonde sinon plus grave : l'ignorance involontaire et parfois voulue des peuples auxquels s'adresse l'assistance. Les plans sont pensés en terme d'Occident, fut-ce en ces termes de l'extrême occident des pays marxistes. Et les peuples sous développés, eux-mêmes menés par des équipes occidentalisées en surface, convaincus du moins que nous possédons une recette et que cette recette il suffit de l'appliquer, tombent dans la même erreur. Nous sommes contraints de redire toujours la même chose : parce qu'on ne prend pas pour point de départ les traditions, la psychologie et l'âme de ces peuples, leur âme à cette heure ambiguë que crée l'osmose variable et imparfaite de la Coutume et du Droit, de leur passé ancien et d'un passé plus récent, de la sagesse ancestrale et de la raison discursive, alors, parce que tout cela est oublié ou omis, le don devient leurre et l'assistance paralyse.

Mais l'aide aux pays sous développés telle qu'elle est jusqu'à présent pratiquée est entachée d'un péché originel encore plus grave : la politisation.

Politisation congénitale, même quand elle ne prend pas la forme d'une  compétition entre l'Est et l'Ouest. Les américains raillent volontiers l'assimilationisme des français. Et certes, à avoir, en toute candeur généreuse, voulu faire régner la Raison, nous, français, avons commis bien des dégâts94. « Les Occidentaux, écrit Schubart, sont en général persuadés que les institutions sont toutes puissantes et facilement transportables. C'est là une idée tout occidentale qui témoigne d'un esprit matérialiste qui veut et croit avoir le pouvoir de façonner la vie en se basant, non pas sur l'âme, mais sur le monde matériel. Cette idée qui ne tient aucun compte du paysage est une grossière erreur spécifiquement occidentale »95. Les dégâts américains ont en une décennie atteints nos dégâts d'un siècle. Ils ont voulu imposer l'American Way of Life96, la morale du frigidaire et le conformisme puritain. Ils ont confondu avec ceux-ci la libération. Anticolonialistes, ils sont tombés dans le pire abus de la colonisation : la substitution de la pensée et de la culture politiques du colonisateur à celles des colonisés. Parce que, idolâtres sans le savoir, ils attribuent une valeur permanente aux instruments de leur propre essor ils se sont fait un devoir de les imposer au monde, insidieusement sans doute, mais avec efficacité97. Ils ont arrimé leur impérialisme spirituel d'un messianisme puisé dans leur Bible : la Bible d'une main, le dollar dans l'autre. Et certes c'est mieux que le sabre, mais les effets peuvent être encore pire chez des peuples qui ont été parfois plus conscients des déprédations spirituelles de la colonisation qu'ils ne l'ont été de plus graves sévices. Les américains ont cru que leur conception de la liberté avait valeur universelle, non pas la liberté mais la représentation qu'ils s'en font. Ils ont prétendu imposer leur conception d'une liberté statique à des hommes à qui leurs relations avec leur milieu apporte une « notion dynamique d'une libération qui se continue, d'une délivrance à laquelle chacun peut participer à condition de s'intégrer à la masse de ses semblables »98. Ils ont prêché la liberté statique à « ceux que la luxuriance de la nature... conduisent à raisonner en terme de devoir »99.

Ce messianisme s'est exaspéré à vouloir prévenir la pénétration marxiste. Issu d'une ignorance psychologique, conjugué avec une enfantine sûreté de soi, les américains ont cru qu'ils possédaient l'antidote universel au communisme. Et nous trouvons un autre aspect de la politisation, un aspect majeur. On a baptisé les pays sous développés le Tiers monde, un monde neutre entre les grands qui se disputent l'univers. Un monde neutre, c'est-à-dire un monde à conquérir. Ces pays se plaisent à s'imaginer des arbitres : ils sont surtout un enjeu, et plus ils se veulent arbitres, plus ils se trouvent être enjeux. Le heurt des grands, la cassure des mondes ont contaminé l'aide aux pays sous développés jusqu'en son intime. La rivalité des grands devient un moteur, et la surenchère sa forme et son rythme.

Position apparemment satisfaisante. Tout le monde s'offre, tout le monde propose son concours. Qu'un pays sous développé accepte une aide, une autre se propose plus importante. Pour tirer partie de cette situation, certains gouvernements ont bâti une doctrine : le neutralisme positif. Dénomination d'un marchandage assez sordide qui, comme l'a si bien vu le Président Mamadou Dia, « livre ses prétendus bénéfices comme champ clos à la compétition mondiale »100. Position dangereuse qui amène ces peuples à considérer plus le montant des aides que leur efficacité réelle, qui les porte à des attitudes de héron, dédaigneux de bien des occasions.

Leur dédain se conjugue avec une certaine réticence des vrais investisseurs. La surenchère provoque certains dons ou prêts politiques, mais l'instabilité foncière qu'elle engendre dans des pays où l'on se demande toujours « de quel côté ils basculeront », écarte les inventeurs de richesse101. Au bout de ce marchandage démagogique, l'abstention des entrepreneurs. À vouloir exploiter la polisation de l'aide, les pays sous développés eux-mêmes l'entretiennent et par là contribuent pour leur part à sa stérilité, à son échec.

La compétition des grands a sans doute joué un rôle déterminant pour engager l'aide aux pays sous développés dans une impasse. Il est d'autres formes de politisation, plus subtiles peut-être, mais d'un effet aussi néfaste. Ainsi quand la France prétend établir une sorte de correspondance entre l'assistance qu'elle apporte et les liens politiques qui l'attachent à certains pays. La thèse a quelque chose de rationnel, bien propre à séduire dans notre pays. Nous donnerons à ceux qui nous restent attachés et à proportion de l'étroitesse des liens. L'aide devient le ciment d'une association politique. La démarche n'est pas forcément immorale si elle respecte le libre arbitre des bénéficiaires. Mais elle est toujours maladroite et les discours ministériels qui l'ont exprimée nous ont porté grand tort. Les bénéficiaires d'une aide assortie de conditions d'association auront toujours l'impression qu'on les  achète. Ils accepteront l'argent, mais ils haïront le donateur. Nous l'avons déjà dit : le don sécrète la haine du donataire. Il humilie. Il peut, temporairement, favoriser un lien politique formel. Il empêche toute association plus profonde. Cette politique porte en soi son échec et partant sa condamnation. Comme à exiger des contreparties politiques on s'empêche d'en exiger d'économiques, on perd à coup sûr et doublement. On abandonne d'éventuels avantages tangibles, des préférences contingentaires et tarifaires, pour une association que son origine même lézarde. Alors que des avantages économiques mutuels, pourraient préparer pour l'avenir une communauté d'un autre ordre, l'exigence d'avantages politiques immédiats empêche tout espoir d'une construction ultérieure. Le néo colonialisme à base économique mérite souvent une condamnation morale. Mais tel qu'il ne peut qu'hypothéquer l'avenir de l'aide aux pays sous développés, sa caducité même les laissera nus102.

Ainsi, quelles que soient ses formes ou ses mobiles la politisation frappe de stérilité l'aide aux pays sous développés. Stérilité d'autant plus profonde qu'elle contribue presque toujours à renforcer les structures de refus. Nous avons déjà vu que tel était l'effet presque fatal de toute aide conçue comme un simple apport d'argent ou, sous une forme corollaire, comme la simple constitution d'une industrie. Déjà la politisation, du fait qu'avec son cortège de démagogie, elle porte à préférer la réalisation spectaculaire à la réalisation efficace est un danger. De ce seul fait, elle revient à enrichir encore les classes riches et accentue les déséquilibres. La politisation entraîne en outre à courtiser les oligarchies au pouvoir. Elle les enracine. Peu importe si ??? que peut justifier à leurs propres yeux leur appel à l'aide soviétique, ces oligarchies manient un vocabulaire marxiste que l'URSS ne leur demande d'ailleurs pas. Le fait brutal est toujours le renforcement d'une classe dominante. On ne peut donner ou prêter qu'aux gouvernements qu'elles ont constitué et qui se confondent avec elles. On donne ainsi à ces gouvernements, avec leurs séquelles de con???s ou d'usuriers, une solidité de supplément. On renforce les structures abusives. On consolide les castes certaines. Partant on asservit encore plus les masses rurales. Les milliards qu'on déverse sur l'Inde assureront la pérennité des Zamindars.

La politisation présente un autre danger. L'arrimant de son esprit elle dépouille l'assistance technique de la mystique qui lui donnerait sa valeur. Elle détruit la mystique chez le bénéficiaire qui ne la conçoit plus qu'en termes de marchandages ou de voltige entre les blocs antagonistes. Elle la détruit chez le donateur qui finit par n'en plus mesurer la valeur qu'à ses résultats politiques. Tel fut le côté sordide de certains débats  à notre Assemblée Nationale où l'on fit passer pour idéal patriotique un désir sournois d'influence impériale. Danger d'autant plus insidieux que pour le donateur cette politique devient mystique de remplacement. Mais mystique de remplacement aussi chez le donataire qu'elle entraîne à des réactions de nationalisme exacerbé. Il le proférera avec un verbalisme d'autant plus violent qu'il croira ainsi lever l'hypothèque que le donataire prétend faire peser. Il se dédouanera.

La politisation compromet plus que tout autre l'aide en personnel. Celle-ci est pourtant plus nécessaire que tout autre, si on peut dire, dans ces pays où manque la classe des « entrepreneurs ». Ils en sont, et pour longtemps, le seul succédané possible. Malheureusement, la compétition politique les compromet. On pourrait écrire un livre sur la grande misère des Conseillers techniques. Tout est contradictoire dans leur situation. Ils se veulent au seul service de leur pays de mission. Dans un monde moins politisé la tâche serait humaine. Mais quand le heurt des grands contamine tout, peuvent-ils en faire abstraction ? Peuvent-ils sans trahir, concourir à des tâches qui contredisent les desseins et les intérêts de leur propre pays ? Certains s'y refusent, d'autres y consentent. Ceux-ci s'engagent sur une pente redoutable. Suspects par leur origine, ils sont contraints aux surenchères. Les voici plus indigènes que les indigènes. Pour reprendre un mot que nous venons d'employer, eux aussi se dédouanent. Aucune démarche n'est plus génératrice d'erreur.

Car, s'ils en sont là, tout les compromet, et jusqu'à leur mode de vie. Certes, en affichant un luxe éclatant ils sont infidèles à leur mission. Le train des ambassadeurs leur mesied et les fait haïr103. Leurs attitudes démagogiques, auxquelles ils se voient d'autant plus condamner, ne les préservera pas (A ce point de vue, les Conseillers techniques de l'Est, au niveau de vie modeste, sont mieux adaptés à leur rôle).  L'attachement même que leur montre leurs nouveaux maîtres est suspect. Dans la Psychologie de la Colonisation, Mannoni écrit ??? déjà voici plus de dix ans. À l'époque où Drury séjournait à Madagascar, comme naufragé, les roitelets malgaches étaient tous très désireux de s'approprier sur un Blanc ; ils attachaient une grande valeur à cette possession, mais cette valeur n'était nullement du type de l'estime104. Les temps ont-ils si changés ? Et nous retrouvons la politisation, car cette valeur concédée aux Conseillers techniques sera moins la leur propre, que celle attribuée à leur pays d'origine. S'asservir un Conseiller technique d'un pays prépondérant devient facilement un snobisme. Peut-être aussi les soupçonne-t-on de posséder une étincelle de cette puissance magique à laquelle on attribue la force de leur pays. L'origine prime la technique et la probité.

Ce danger s'atténue heureusement quand à travers les aventures de la colonisation le peuple sous développé s'est accoutumé au comportement de certains peuples évolués. En ce cas les dangers sont autres. Ils résident dans la difficulté pour le conseiller technique de s'adapter à une situation différente de celle qu'ils ont connu. Trop souvent, ne pouvant plus dominer, ils se voient contraint de ramper. Seuls les hommes dotés d'une forte personnalité et sûrs de leur supériorité culturelle savent tenir leur rang. Mais nous voici au delà de la politisation et nous retrouverons ce problème.

Animés d'arrières pensées politiques l'aide apportée aussi bien par l'occident que par les soviétiques est indifférenciée. Elle est attribuée selon des schémas arbitraires, sans véritable référence à l'âme des bénéficiaires, réduits au fantôme d'une sorte de bon sauvage rousseauiste. Peut-il en être autrement quand on est entraîné à plus accorder cette aide pour des motifs politiques qu'en vue de développer vraiment ces peuples. Les développer, ce serait accroître leur puissance en les maintenant dans leur être. Il faudrait d'abord connaître cet être. Or qu'en savent-ils, les brillants experts qui échafaudent des plans multivalents ? Quels qu'aient été, sur ce plan même, les déficiences de la colonisation, les anciennes métropoles sont encore celles qui apportent l'assistance la mieux adaptée. En cinquante ou cent ans elles ont quand même appris quelque chose. Elles ont au moins acquis un certain sentiment de leur ignorance. Les autres sont des Crusoé se persuadant de leur bon cœur à civiliser un Vendredi dont elles ignorent l'âme.

Nouvelle cause d'échec. « écoute Homer, font dire Lederer et Burdock à l'une de leurs héroïnes, ne t'emballe pas comme un forcené. Tu as là une bonne machine. Je suis fier de toi. Mais ne t'imagine pas que, simplement parce qu'elle est bonne, les Sarkkananais vont se mettre à s'en servir tout de suite »105. Il n'existe pas d''aide bonne en soi, de plan bon seulement par ses qualités logiques. Il faut encore qu'ils soient compris, qu'ils soient adoptés, que quelque chose en eux éveille un intérêt qui ne soit pas simple curiosité de surface. Il leur faut correspondre à la logique propre du peuple bénéficiaire.

L'indifférenciation exerce surtout ses ravages sur le plan culturel. On le comprend. Prononçant un réquisitoire contre la colonisation, Mannoni écrivait : « Actuellement vos méthodes consistent en gros à instruire la masse sans l'adopter et à cultiver l'élite en submergeant sa personnalité »106. Mot pour mot ce jugement s'applique à l'assistance culturelle, telle qu'elle se pratique. À l'UNESCO, notamment dans ses programmes d'éducation de base, se soucie-t-elle de cette adaptation de la masse à laquelle elle entend la dispenser. La personnalité des élites est-elle mieux défendue ? N'en reste-t-on pas à cette vue simpliste : S’imaginer les cultures comme des vases à niveaux différents qu'il suffit de faire communiquer ?107 Sans doute l'UNESCO a-t-elle organisé des colloques sur l'originalité des cultures. Leurs conclusions ont-elles modifiées les méthodes ? Le mal peut même s'aggraver. Je pense aux efforts de certaines instances internationales pour substituer l'anglais au français dans les pays francophones, efforts qui ont remporté un début de succès en Haute-Volta. Qu'ils résistent et ces peuples qui, vaille que vaille, après un siècle commencent à trouver un équilibre à la rencontre de leurs traditions et de leur nouvelle culture se trouveront perturbés, comme ces enfants, bien connus des psychologues scolaires que la multiplication des méthodes ou des langues ont dérouté jusqu'à provoquer une sorte d'atrophie mentale ?

Car les fruits de certains assimilationismes, que nous ne défendons pourtant pas, peuvent quand même avec le temps venir à maturité. De ces anciens assimilationismes nait quelque chose qui n'est pas l'assimilation, mais plutôt une symbiose. Les traditions se sont frayé la voie. Elles remontent, mais élaborées par  la nouvelle culture. Au delà du malaise des hybrides, à force de temps, peut se créer une civilisation originale, si du moins de nouveaux appuis ne viennent pas provoquer une fois de plus une intoxication génératrice de barbarie ?

Et cette barbarie ne peut être qu'une explosion de racisme. Dans le traumatisme d'une instruction non adaptée et d'une submersion de la personnalité, ces peuples s'attacheront à la seule chose qui ne leur paraîtra pas mise en question : la pigmentation de leur peau. Ils s'y accrocheront comme à une certitude, la seule. On voit à quelles aberrations peut aboutir l'exaltation de sa négritude par Senghor. Revendication légitime de la part ancestrale en lui et  de sa valeur, elle sera reprise mais dégénérée en gloire de la pigmentation – Refoulées, perturbées, les personnalités s'accrocheront à cette chose très élémentaire : la race. Loin de guérir un monde douloureux, nous en aurons avivé les plaies.

En Afrique, cette explosion sera violente surtout si occidentaux ou soviétiques, peu importe, nous continuons d'apporter une culture laïcisée108. C'est par là que nous brisons vraiment quelque chose dans l'âme de ces peuples, que nous provoquons un choc au sens où l'entend la psychanalyse, une véritable lésion psychologique. Voltaire ou Marx, peu importe. Leurs disciples réalisent le génocide spirituel de l'Afrique, la livrant aux plus obscures divinités de son sang.


84 Dauphin-Meunier, L'aide extérieure aux pays sous-développés, P. 6 ; Herbert Furth, Notes sur quelques problèmes du développement économique, ISEA Cahier 3, série F juin 1956 ; Gaston Leduc, Le sous-développement et ses problèmes, in Revue d’Économie Politique, Mai-Juin 1952.

85 Lacoste, Les pays sous-développés, p. 68.

86 Louis Aujoulat, Aujourd'hui l'Afrique, p. 282.

87 Lacoste, op. cit. p. 46.

88 Germaine Tillion, Algérie 1957, p. 110.

89  Julien Cheverny, op. cit., page 83.

90 Julien Cheverny, op. cit. p. 110.

91 M. Vibert, L'Industrialisation de l'Afrique Noire et de Madagascar, Notes documentaires du Secrétariat social d'Outre Mer, n°25, p. 2.

92 M. Vibert, Problèmes d'industrialisation en Afrique française, in Problèmes économiques, 19 Mai 1959, p. 8.

93 M. Vibert, L'Industrialisation de l'Afrique Noire et de Madagascar, p. 4.

94 Mannoni, Psychologie de la colonisation, p. 11.

95 Schubart, « L'Europe et l'âme de l'Orient », p. 236.

96 PJ André, Le Réveil des Nationalismes, p. 31. et L. Aujoulat, op. cit. pp. 48-49.

97 JP Alem, Le Moyen-Orient, p. 86.

98 Cheverny, op. cit., p. 268.

99 Id ibid.

100 Mamadou Dia, Les pays sous développés, p. 42.

101 Cheverny, op. cit., p. 60.

102 Sur ce point nous récusons franchement certaines des conclusions que M. Armand Reuille apporte à son livre, par ailleurs fort remarquable.

Nous regrettons d'ailleurs qu'il ait paru croire en la valeur d'une aide à contrepartie politique, car il affaiblit un des rares ouvrages qui ait eu le mérite de placer le problème des pays sous-développés sur son vrai plan : le plan moral et spirituel.

103 Cheverny, op. cit. , p. 141

104 Mannoni, op. cit. , p. 81.

105 Lederer et Burdock, op. cit., p. 217.

106 Mannoni, op. cit., p. 77.

107 ib. id. p. 15.

108 Dauphin-Meunier, op. cit., p. 19.