L'île inconnue

Malaise malgache et nationalisme

Plus profond que les rivalités des tribuns de partis, nous trouvons là le tuff politique de Madagascar. À Madagascar règne sinon ce désespoir tragique, au moins un malaise. Je le répéterai une fois de plus : nulle part le désarroi de la décolonisation ne se fait plus profondément sentir. Pourquoi cette idée est-elle pour moi associée au souvenir du marché de Tananarive ? Il est beau pourtant ce marché, serré dans l'Y de la colline où de part et d'autre les maisons hovas étagent leurs façades de joujoux. Avec ses ruelles étroites, ses échoppes débordantes sur la chaussée, ses indiens, ses métis, il est presque aussi beau qu'un marché chinois. On est en pleine Asie déjà, la même qu'au bazar de Bombay, qu'à Cholon, qu'à Hong-Kong et que j'ai retrouvé aussi dans les enclos kolkhosiens de Moscou. Même à ce marché les visages ne se dérident pas.

Le malaise malgache s'habille du nom de nationalisme. Et certes, ici, la conscience d'une nationalité, liée à la langue commune et à des souvenirs historiques qu'on idéalise, est un fait réel. Pourtant, notre notion occidentale du nationalisme ne lui est pas adéquat. Romain Gary, dans la préface de Racines du ciel prononce une condamnation des nationalismes exotiques à la fois vraie et injuste : « Même fausse l'histoire de ce siècle a prouvé de manière sanglante et  définitive que l'alibi nationaliste est toujours évoqué par les fossoyeurs de la liberté, qu'aucun droit de la personne humaine n'est toléré sur les voies triomphales des « bâtisseurs pour mille ans », des « géniaux pères des peuples », et des « épées de l'Islam », et qu'avec un peu d'habileté, un bon Parti au départ, une bonne police à l'arrivée et un rien de lâcheté chez l'adversaire, il n'est que trop facile de disposer d'un peuple au nom du droit des peuples à disposer d'eux-mêmes ». Tout cela est vrai et tout cela est faux, encore une fois, car Romain Gary oublie le déséquilibre de toutes ces sociétés désormais sans fondement, ni personnel parce que la colonisation l'a détruit, ni colonial parce que la colonisation est finie et qu'il est bon qu'elle finisse ? Ainsi va la marche du monde. Mais voici des peuples brusquement précipités de leur « petite histoire » locale dans les grands courants universels, jetés dans le remous de toutes les idées quand est entamée la vieille éthique qui leur permettrait de les ordonner. Peuples que mènent, qu'on le veuille ou non, leurs « évolués », c'est-à-dire les plus déracinés de tous, souvent métis et en tous cas intellectuellement métissés, pétris de deux civilisations contradictoires et ne tirant ni de l'une ni de l'autre un soutien moral. Mannoni l'a bien noté : la rancœur du métis est toujours violente. Elle atteint son paroxysme (il le note aussi) chez les faux assimilés. Nous l'avons déjà dit à propos des origines de la rébellion.

Rien de cela n'est propre à Madagascar, mais ici tout s'exaspère d'insularité. Les sentiments de îles sont toujours plus violents : elles ont inventé la vendetta. Tout s'exaspère aussi de relents d'Histoire, comme d'une colonisation plus directe, plus niveleuse, plus insistante qu'ailleurs. On paie cher que Madagascar aie toujours eu son administration particulière, où on « faisait carrière » sur place, non sans s'identifier à la société européenne locale. Pour activer le bouillon de culture malgache, ajoutez une très grande ville, Tananarive. On peut en dire ce que Balandier écrit des villes africaines : « Cette souche urbaine reste entièrement à bâtir. Elle a besoin de chefs nouveaux, de valeurs nouvelles, de libertés d'expression et de création. En attendant que se réalisent ces conditions, la ville noire demeure le lieu où nombre d'hommes se débattent dans la misère, la soumission à la dure loi du travail sans joie ou de la futilité sans illusions. Ce  tissu social reste trop distendu pour que le citadin y trouve cette chaleur humaine à laquelle son passé l'avait accoutumé ».

Encore une fois désarroi, sentiment d'abandon dans un monde où tout se refuse, voilà au delà de la conscience d'une nationalité réelle la substance du nationalisme malgache, avec aussi ce paradoxe très bien analysé par Mannoni : « Il (l'évolué malgache) ne se rend pas bien compte du rôle qu'il joue. Tandis qu'en fait et comme malgré lui, il travaille à démolir ce qui subsiste d'ordre traditionnel, il a cependant des aspirations réactionnaires et préconise un retour aux usages anciens. Cela s'explique probablement ainsi ; il a abandonné ces usages anciens et souffre inconsciemment de cet abandon. De là son désir de changement qui fait de lui un élément d'agitation capable d'accélérer l'évolution chez ceux qui ont conservé des attaches traditionnelles ; et de là aussi, en même temps, son respect pour les temps anciens, si bien qu'il démolit en fait ce qui reste encore debout de ce qu'il rêve encore de conserver ». Instabilité qui s'exprime en une aspiration profonde à l'autorité. Cette frustration de la liberté des hommes au nom de la liberté des peuples, que Gary reproche à bon droit aux nationalismes exotiques, elle n'est pas seulement l’œuvre des « épées de l'Islam », mais de ceux même qui s'y asservissent. Cette instabilité s'exprime aussi comme une attente. On attend l'autorité. On attend de cette autorité le retour de je ne sais quel âge d'or. Et la politique devient la projection de cette attente dans la mesure où elle n'est pas simplement un opium pour se délivrer de son angoisse.

On trouvera peut-être excessive mon insistance sur le nationalisme ? C'est que toutes les forces politiques réelles du pays se définissent par rapport à lui.