L'île inconnue

L'empreinte de l'Histoire

Cette unité a rencontré une Histoire. Car au contraire de l'Afrique Noire, Madagascar a été fortement marqué par son Histoire assez récente. Quelques heures à Tananarive suffisent à en persuader. Montez au Rova, cette colline sacrée que couronne d'argent le Palais de la Reine. Un dimanche mêlez-vous aux malgaches, pieux comme à l'église devant les puérils souvenirs de Ranavalona : son orchestre de singes mécaniques ou ses porcelaines rococos. Le lieu est exaltant d'ailleurs, situé dans un des plus beaux paysages du monde, que dans la lumière de l'hiver les montagnes tout alentour se fassent bleues et rouges, ou qu'au coucher du soleil s'empourpre entre l'Archipel des villages l'étendue étincelante de la rizière. À Madagascar l'administration française n'est pas partie de zéro. Le Roi Andrianampoinimerina est chargé de gloire. Déjà des rois et des ministres avaient commencé de moderniser l'île. Un nom français est attaché à leur tentative, celui de ce Jean Laborde dont à Mantasoa on voit encore le haut-fourneau et les bâtiments manufactoriaux curieusement transposés de sa Bretagne natale. Il est enterré tout près de là, à la Malgache, dans un tombeau de granit. Pour parler comme M. Malek Bennabi, la colonisabilité de Madagascar n'était pas totale. Passé assez pauvre pourtant, bien des pages en sont cruelles, et malgré leurs tourelles prétentieuses les palais de Tananarive évoquent les cases de bois ancestrales. Qu'importe ! Ils alimentent les rêves des nationalistes, et le passé se mue en âge d'or. Première présence de l'Histoire au seuil de la politique.

L'apparition des français avait coïncidé avec l'expansion merina. On croirait que notre colonisation a eu pour objet de la poursuivre. Galiéni, je viens de l'indiquer, fut moins le pacificateur de l'île que son unificateur. Unifiant l'île, il l'a encadrée par l'élément le plus évolué, ces merinas même qu'il venait de vaincre. Seconde présence de l'Histoire, ces cinquante ans de nivellement au profit de l'Imerina. Ils ont préludé à l'événement qui marque encore la politique après dix ans : la rébellion.

 Je n'insisterai ni sur ses origines immédiates demeurées obscures, ni sur les faits qui l'avaient préparé de l'occupation anglaise aux batailles entre français, sans compter les désastres des réquisitions et du néfaste Office du Riz. Mais cette rébellion pèse encore sur Madagascar comme un cauchemar. Les européens sont imprégnés de sa peur et la confiance ne s'est pas rétablie. Les Malgaches gardent le souvenir des êtres haves sortis des forêts où leurs sorciers les avaient entraînés et où ils moururent par dizaines de mille. Ils parlent aussi des excès policiers qui illustrèrent les tout premiers mois de la répression. On dirait que quelque chose a été cassé dans l'île à cette date.

Étrange rébellion ! Elle n'était pas nationaliste. Nul ne saura jamais si vraiment les nationalistes l'ont provoquée. Certains des plus redoutables parmi ses acteurs furent les tirailleurs démobilisés ; après des années de loyalisme ; M. Mannoni, dans son admirable Psychologie de la colonisation, l'analyse comme un phénomène de cette décolonisation qui n'est simple que sous la plus de certains théologiens en chambre. Elle fut un grand acte de désespoir de populations soudain privées de la rame coloniale où s'appuyer, après que la colonisation ait elle-même détruit le tuteur de la tradition. Malgré sa beauté une tristesse pèse sur Madagascar : qui dira si elle résulte de cette épreuve ou si plutôt le désespoir qui l'a provoquée ne lui survit pas ?