Madagascar - l'île qui attend...

Madagascar est calme

Et Madagascar est calme. Pour un homme qui ces dernières années a parcouru un peu toute la terre, les Orients proche et lointain, l'Afrique enfiévrée au sortir de son millénaire d'assoupissement, c'est une surprise. Des problèmes, et les plus graves se posent à Madagascar : ils n'ont pas cette évidence scandaleuse qui partout ailleurs nous blesse dans notre sécurité d'occidentaux nantis. Je comprends que dans l'île on s'endorme dans une quiétude illusoire. Volontiers on nous explique qu'ici point de problèmes, ou si simples qu'on en fait le tour. Je l'avouerai, cette quiétude trop insistante m'a donné l'éveil.

Certes Madagascar est calme, inestimable fortune. Certes les courants politiques divergent au point de s'annuler. Certes la population aspire surtout à la paix. Certes, bien des pays sont plus faméliques. Ne nous endormons pas pourtant. Les faubourgs de Tananarive sont des pourrisoires dignes des pires bidonvilles. L'un d'eux est bâti sur un égout à ciel ouvert. Les enfants y jouent dans les déjections d'une ville de 130 000 habitants. Les élites malgaches, fines et cultivées, nourrissent des rancœurs d'enfants humiliés. La rébellion a engendré un climat de méfiance réciproque que rien ne dissipe. Au contraire, l'entretien d'un appareil policier, insistant, bête et autonome vis-à-vis de toute autorité, comme le fut naguère celui du Maroc. Madagascar est plus sage et sûre que toute autre partie de l'Union Française, c'est un fait. Elle n'est pas à l'abri de brusques colères, c'est un autre fait. Ceux qui abuseraient de ce calme, au lieu de le mettre à profit pour résoudre les problèmes quand la paix les maintient solubles, commettraient et une faute et un crime.

Est-ce dire qu'on doive céder aux extrémismes de certains « évolués » ? Perdons la manie de croire que seuls les excités sont « représentatifs ». Non, entre l'immobilisme des colons et la fièvre d'intellectuels se situe un certain lieu géométrique de sagesse. Je voudrais essayer de le déterminer.

 Une réserve s'impose au préalable. Mon séjour à Madagascar fut très bref. J'ai vu beaucoup de gens et parcouru un grand nombre de kilomètres. Je n'ai pas tout vu, loin de là. Même disposant d'une très vaste table de références établie à parcourir les continents, je suis exposé à une large marge d'erreur. J'en ai conscience. Aussi devra-t-on voir dans ces lignes plus des propositions que des affirmations, plus des impressions que des certitudes. Qu'on en discute.

Un double problème politique

La première de ces propositions sera qu'en dépit de certaines affirmations il existe un problème politique de Madagascar. Je le définirai même comme un double problème politique : problème colonial d'une part, problème de cohabitation entre des races hétérogènes, voire hostiles, d'autre part. Bien entendu ils ne gouvernent pas contre les faits.

Un recrutement administratif trop local

Si les hommes étaient sages – européens ou malgaches – le problème colonial de Madagascar serait presque simple. Nous ne trouvons pas dans l'île les irréductibilités de l'Islam. Au contraire, les chrétiens sont nombreux. Ils donnent son climat moral au territoire. Le paganisme semble apaiser (je dis « semble », car nous risquons des surprises comme nous en avons déjà éprouvées au moins à deux reprises dans l'Histoire récente). Les peuples malgaches et le peuple français paraissent plus qu'aucun autre faits pour s'entendre ; de part et d'autre peuples bourgeois, moralisants et sensibles.

Le problème colonial malgache me paraît assez largement un problème administratif. Je mets aussitôt à part les administrateurs de brousse. Ils sont presque toujours les meilleurs défenseurs des paysans. J'en ai vu se dévouer jour et nuit, sans relâche, pour le peuple de leur district. Mais notre administration dans son ensemble est suspectée et parfois elle y prête le flanc. Trop de chefs de districts, de circonscriptions voire de provinces sont apparentés aux familles européennes de l'île. Comment ne seront-ils pas soupçonnés, fut-ce sans raison, d'une connivence avec un milieu auquel le mode de vie les lie déjà ? Ce serait peut-être la plus urgente mesure à prendre, que tout administrateur apparenté à une famille de l'île soit versé en Afrique, et remplacé par des fonctionnaires sans attache avec le pays. La femme de César, mais aussi César lui-même ne doivent pas être suspectés. La même connivence existait en Algérie entre une administration trop « locale » de recrutement et les européens. Elle a pesé sur son destin.

Autre aspect du problème administratif : une sous-administration algérienne. La proportion de chefs de districts est plus forte, mais l'absence totale ou presque de moyens de communications (premier des problèmes économiques et même politiques de l'île) les sépare de leurs populations. Celles-ci sont soumises à des administrateurs indigènes, (généralement mérinas même en pays betsileos, bara ou sakalave) dont le comportement est souvent très oriental. La réputation de tout le Fanjakana, puisqu'ainsi s'appelle l'administration, en pâtit.

Des populations étrangères entre elles

Mais chemin faisant, presque sans m'en apercevoir, je viens de faire allusion au problème de la cohabitation. Hubert Deschamps, dans son livre si remarquable sur Madagascar, a écrit que ce n'était pas une île mais une série d'îles. On pourrait dire de même que Madagascar est « un archipel rassemblé ». Je reviendrai sur ce caractère et j'y insisterai, car il me paraît la clef de toute solution. Les populations de l'île sont plus étrangères entre elles que les Espagnols et les Russes. J'ai surtout séjourné en pays betsileo. J'y ai senti vibrer la haine du hova. Elle est ancrée. Elle est solide sauf chez de rares évolués. On n'a pas oublié les villes saccagées par la reine, les hommes égorgés, les femmes et les enfants emmenés en esclavage. On m'a présenté des revendications à soutenir en France. Toutes elles expriment la jalousie du mérina, parfois jusqu'au racisme inversé. Une solution politique qui ne tiendrait pas compte de ces divisions vouerait l'île à l'anarchie. Le disparate est un caractère majeur de Madagascar. Faire cohabiter dans la paix les populations merinas des Hauts Plateaux et les populations autochtones de ces  mêmes plateaux et des côtes est un objectif difficile à atteindre. Une nécessité à ne pas perdre de vue en tous cas.

La loi-cadre peut-elle résoudre le problème ?

Au double problème de Madagascar, la loi-cadre apporterait-elle une solution ? Dans l'île tout le monde se pose la question, les uns craignant qu'elle trouble une paix précaire, les autres qu'elle soit un faux-semblant comme on en a connu depuis vingt ans et que l'application en détourne le sens initial. Sans partager ces craintes, j'en exprimerai plutôt une autre. L'appareil de développement des assemblées territoriales et des Conseils de gouvernements dont la loi-cadre pose le principe me paraît mal adapté à l'île. Il ne tient pas compte de ce disparate sur lequel j'insistais. La loi-cadre semble à la fois trop et trop peu. Elle est trop peu pour les merinas, dont le degré d'évolution comme le passé supposent une liberté plus grande et quelque chose comme ce que réclame le Togo. Elle est beaucoup trop pour certaines tribus côtières comme les Antandrays ou les Sakalaves. Tout au plus conviendrait-elle dans leur état actuel au Betsileos.

La solution ne serait-elle pas que Madagascar fût une fédération, groupant des cantons correspondant aux ethnies et jouissant de statuts différents, allant du régime colonial au territoire associé ou au département1, suivant le degré d'évolution ?

Contre un tel système, je sais bien l'objection : il ne satisfera pas le nationalisme merina, dans la mesure où celui-ci reprenant les ambitions de sa dynastie royale, est un impérialisme. D'autre part il choquera ceux des éléments européens pour qui la politique de promotion des côtiers n'est rien d'autre qu'un moyen facile de juguler les Houvas.

Cette double objection plaide en réalité en faveur d'un tel régime. Je sais que je vais contrister certains de mes amis malgaches, parmi ceux pour qui j'ai le plus d'affection. Je leur dois la vérité, pourtant. Je ne vois pas pourquoi notre décolonisation devrait aboutir à une colonisation par les Houvas, et c'est ce que réclame leur nationalisme qui frise de bien près l'impérialisme et le colonialisme. D'autre part je voudrais dire à l'administration comme aux européens de Madagascar : faire abstraction des merinas est une folie. Sans doute ils ne sont que 900 000, mais vous ne comblerez pas d'ici longtemps le retard des autres populations. La preuve est faite que des masses arriérées ne font pas de contrepoids à des évolués résolus. On peut déplorer l'influence prépondérante des merinas, même si, comme moi, on est séduit par l'intelligence et la sensibilité de cette population : on doit la constater cette influence. La province de Tananarive, c'est-à-dire l'Imérina, bénéficie de 35% de l'enseignement primaire et de 65% de l'enseignement secondaire, 60% des bourses d'étude dans la métropole lui sont attribuées. Les deux tiers des fonctionnaires autochtones, c'est-à-dire l'encadrement réel de l'île, sont des Houvas. Les merinas fournissent 85% des syndiqués.  On pourrait multiplier à l'infini les chiffres, et les pourcentages qui prouvent le fait merina. Or on ne gouverne pas contre les faits.

Élites paysannes et syndicales

Il ne suffit pas de déterminer une politique, encore faut-il en posséder les moyens. Un étudiant malgache, avec qui je m'entretenais de ces problèmes, m'a immédiatement fait remarquer l'inexistence de toute force politique en dehors des extrémistes de toute espèce. Grâce à qui faire triompher un programme raisonnable ?

Je ne compte pas sur les européens. Non qu'ils ne soient pas estimables, courageux, efficaces. Mais trop de préjugés les aveuglent. La rébellion a laissé chez eux une terrible séquelle de crainte. Toute évolution les effraie. Je ne compte pas davantage sur les partis locaux, non que m'offusque leur nationalisme exacerbé, mais je crains une influence communiste trop facile à percevoir. Et puis ils ne représentent rien, que les coteries. Chacun d'entre eux groupe quelques cinquante adhérents. C'est si vrai que le seul homme politique autochtone vraiment représentatif – personnalité sympathique et courageuse au demeurant – a tenu à leur demeurer étranger. Du côtés des partis, comme, hélas, dans tous les pays sous-développés, nous ne trouverons que des artisans de surenchères. Avant de donner une expression à la démocratie, il faut la créer, et lui assurer des bases. Les partis des pays sous-développés ne sont que d'artificielles fleurs de serre.

Quelles forces sociologiques pourraient aujourd'hui servir de base à une démocratie malgache ? En premier lieu je placerai la paysannerie et l'encadrement qu'on tente de lui donner. Les masses rurales malgaches sont une très solide réserve de sagesse et d'équilibre. C'est pourquoi j'attache une grosse importance à l'effort poursuivi dans le cadre du Paysannat. Même si parfois il dégénère en abus (ce que je n'ai pas vu moi-même) cet effort reste valable dans la plupart des cas. J'ai vu naître de mes yeux une démocratie de base, à l'échelon du village. Des notables authentiques y dirigeaient la promotion rurale. La paysannerie organisée représente l'avenir de Madagascar. C'est si vrai que nationalistes et communistes se mènent en ce moment une guerre sourde à qui s'assurera la main-mise sur les forces villageoises.

Vient ensuite, dans les villes, le syndicalisme. Certes il est encore embryonnaire. Certes les questions de personnes et une excessive politisation lui enlèvent parfois beaucoup de son efficacité. Certes l'administration le contrarie souvent avec maladresse. Pourtant, il est le seul encadrement possible des masses urbaines inorganisées et déracinées. Il est leur seul moyen d'expression authentique. C'est pourquoi, plus qu'à des réformes politiques, j'attacherais dans un premier stade une grande importance à un certain nombre de réalisations d'ordre social, créations de Bourses de Travail, promotions d'Universités populaires, mise en place de Chambres d'Agriculture et d'Artisanat, présence de représentants syndicaux dans tous les organismes économiques de l'île et en particulier dans les Comités de production. Ou nous donnerons aux élites malgaches la possibilité d'acquérir une formation concrète, et nous les mettrons à même de s'affronter avec les vraies difficultés, ou bien nous les condamnons à la démagogie. On se plaint que les nationalistes ne présentent que des revendications politiques. On critique, non sans raison, leur absence de tout programme économique, la légèreté avec laquelle il escamotent les problèmes sociaux. Je serais tenté de dire, à qui la faute ?

Le péril indien

Donner à Madagascar un équilibre politique est une entreprise difficile. J'en conviens. Est-ce une raison pour y renoncer ? Qu'on apprécie d'abord l'enjeu. Certains parlent à Paris, avec beaucoup d'ignorance, de « l'indépendance malgache ». Une Revue généralement mieux inspirée, proposait, voici deux ans, qu'on accorde cette indépendance moyennant quoi les malgaches noueraient avec la France de liens d'interdépendance. Ne faisons pas d'allusion aux déconvenues marocaines. Madagascar, heureusement ignorant l'Islam. Mais l'interdépendance, ce n'est pas avec nous qu'elle se lierait. Surtout l'indépendance malgache signifierait le chaos. Dans un premier stade on assisterait à une colonisation merina. Rapidement betsileos et côtiers réagiraient. Toutefois des hommes seraient à pied d’œuvre pour exploiter ce chaos. À Madagascar le péril indien n'est pas un vain mot. Déjà, malgré les précautions administratives, grâce à l'usure, la minorité indienne s'assure quelque chose comme une prépondérance économique. L'indépendance malgache, cela signifie simplement Madagascar colonie indienne. Ou nous assurerons à Madagascar un épanouissement politique progressif, ou le subcontinent indien s'y déversera.

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Les propositions que je viens d'avancer sont plus une synthèse de tout ce qu'on m'a dit que le fruit d'observations personnelles. Je suis passé trop vite à Madagascar, à peine le temps de percevoir l'extraordinaire disparate de cette île, juste le temps de comprendre qu'elle est tout autre chose que ce qu'on se figure à Paris. Dans ces lignes chacun de mes interlocuteurs trouvera une de ses idées, une de ses expressions, mêlées à beaucoup d'autres qui lui sont étrangères. Sans doute est-ce le bénéfice du voyageur que de confronter et de rapprocher les opinions de milieux qui, dans cette société très cloisonnée, s'ignorent. Ce que j'ai recueilli, je le propose : encore une fois, qu'on en discute.

 


1 J'indique pour mémoire cette éventuelle départementalisation, car l'hypothèse me paraît complètement dépassée.