Madagascar entre le dynamisme et le mora-mora

I. - Une paix politique certaine

Existe-t-il ailleurs si belle lumière que celle de l'Imerina en hiver ? Une lumière précise et chaude qui, vers le soir, vernit d'une couche d'or les collines, les rizières et Tananarive. Le vert aigu du riz naissant chante sur l'ocre rouge des diguettes et, couronnée d'argent par le palais de la Reine, la ville se dresse dans une apothéose de jasmin de Corse et de bougainvillées.

Pourtant, ce paysage de gloire est triste. Tristes, ces villages pressés autour de leurs deux églises, la catholique et la protestante. Tristes, les tanety (collines)4soutachées de banquettes au long des courbes de niveau. Triste, la ville elle-même, avec son marché muet sous une carapace de parasols blancs, avec ces maisons à pignon serrées les unes par-dessus les autres en une perspective de « naïf ». Une mélancolie pèse jusque sur les étals de fleurs qui, le vendredi, s'écoulent par l'avenue de l'Indépendance en un fleuve multicolore.

Madagascar est un pays de paix. Le voyageur qui a longueur d'année, passe d’États troublés en États révoltés en éprouve un soulagement. Je n'étais pas revenu depuis trois ans. Peu de changements dans l'économie. Une grande stabilité, sans doute un peu sommeillante, en politique. Ce sera devant l'Histoire un singulier mérite, pour le président Tsiranana5, d'avoir, sans aucun heurt, fait doubler le cap de l'indépendance à un pays dont on nous assurait qu'elle y serait le signal d'une guerre tribale. Depuis dix ans, Madagascar vit dans le calme. Peu à peu, certaines de ses plaies, comme l'affreux cloaque d'Isotry, le bas faubourg de Tananarive, se guérissent. Tout cela se fait sans fracas, sans ostentation. Ce pays un peu bourgeois est discret.

Difficile équilibre ethnique

Cela veut-il dire que, même sur le plan de la politique, Madagascar ne connaît pas de problèmes ? L'île renferme trop de contradictions pour qu'il en puisse aller ainsi ; quoique les différences ethniques n'empêchent pas l'unité malgache, elles n'en constituent pas moins le ferment de la vie politique et sont à l'origine de tous ses problèmes.

En effet, entre les principales des dix-huit ethnies d'une île, dont il devient classique de répéter qu'elle constitue à elle seule un archipel tant ses divisions économiques et raciales s'avèrent multiples, s'est établi un équilibre, mais un équilibre dans la tension. L'opposition entre les populations des hauts plateaux – en particulier les Mérinas, policées, nostalgiques, voire gourmées – et les populations côtières, plus africanisées (visages sombres qu'embellit le rire), moins « évoluées », plus directes, subsiste une opposition. Les unes et les autres n'ont pas oublié que les Mérinas furent des colonisateurs, et parfois même assez brutaux. La France, dans son ignorance, renforça d'abord l'emprise des merinas. L'indépendance, bien que revendiquée surtout par ceux-ci, se manifesta comme une revanche des côtiers qui, bénéficiant du nombre, donc du suffrage universel, conquirent le gouvernement. Mais l'administration demeura entre les mains des merinas. N'étaient-ils pas, dans l'ensemble, plus instruits ? Comme toujours, l'opposition entre le pouvoir politique et les services provoqua une relative paralysie dont on sent encore les effets. Jointe à cette naturelle indolence malgache qu'on appelle le mora-mora, elle explique certaines stagnations.

Les divisions ethniques se compliquent des disparités de niveaux de vie et de coupures en castes, les unes et les autres ne se recouvrant pas. Quant aux revenus, se trouvent au sommet les grandes compagnies d'import-export que talonnent de près, leur arrachant peu à peu leur empire, les « Indiens ». Ce sont en réalité des Pakistanais, généralement sectateurs de l'Aga Khan. Ensemble, ils drainent le haut commerce. Puis viennent les Chinois, détaillants et colporteurs, spécialisés dans l'alimentation. Ensuite les Français de l'administration. Enfin, seulement, les Malgaches. Mais les Malgaches se divisent en ethnies stratifiées en castes. Celles-ci s'affirment surtout chez les Mérinas, où les Andrienas, fiers de leur peau blanche, de leurs cheveux ondulés et de leurs ascendances princières morguent les bourgeois Houvas (les Houvas ne sont pas, comme on le croit souvent, une ethnie, mais une caste mérina) et méprisent les Andevas, classe servile au teint sombre.

Et tel est le génie de Tsiranana : avoir brassé cet amas de contradictions dans la dynamique d'une foi nationale. Certes, ces divisions subsistent en courants sous-jacents. Sur elles cependant l'emporte la fierté d'être malgache, même si certains rêvent de capter l'unité au profit de leur ethnie propre.

Et le caractère fallacieux des prétextes idéologiques qui masque leur origine tribale, explique que Tsiranana ait pu si facilement soit enkyster, soit négliger les oppositions. Parfois il a absorbé ses adversaires virtuels dans son gouvernement ou dans son parti. Parfois il a, négligeant les hommes, repris leur programme, comme il le fait en ce moment même avec la gauchisante opposition mérina de Tananarive. Mais il en est toujours venu à bout.

Toutefois, cette paix politique demeure, au moins apparemment, suspendue au sort d'un homme : le président Tsiranana. Le bruit court à Tananarive (peut-être lancé par ses adversaires) qu'il songerait à se retirer. Cette rumeur se fait plus insistante depuis l'achat d'une propriété en Touraine, à Bélâbre. De tels bruits ne reposent peut-être sur aucun fondement ; ils suffisent à susciter des inquiétudes ou à éveiller des appétits. Ils alimentent les conversations à la terrasse du Colbert ou du Café de Paris. Qui succéderait ? Bien entendu, on prononce des noms. Le moindre indice est exploité par des stratèges en chambre. On suppute les points que tel ou tel ministre marquerait dans la lutte pour le « dauphinat ». On expose impavidement des programmes que leurs promoteurs prétendus ignorent. On suppute ce que serait la succession, si l'élection présidentielle se fait, comme actuellement prévu, au suffrage restreint des Assemblées, ou si, au contraire, un amendement constitutionnel établit le suffrage universel. On évalue aussi le rôle éventuel d'une armée qui s'est toujours tenue en dehors de la politique. Seulement,  dans ces palabres où se manient beaucoup de vocables, et surtout le mot « socialiste », seule la politique étrangère, sous forme de l'attitude vis-à-vis des pays soviétiques, est vraiment discutée. Tout le reste n'apparaît guère qu'appréciation sur les personnes, avec une passion émoussée, les candidats éventuels étant toujours des côtiers auxquels on prête indifféremment des conciliabules mystérieux, voire romantiques, imaginaires surtout, avec le pasteur Andriamajato, maire de Tananarive et chef de l'opposition mérina : tombeaux des reines et clair de lune.

Mais le président Tsiranana songe-t-il vraiment à se retirer ? Et puis le navire malgache est à présent bien sur la voie. Quelles que soient les vicissitudes immédiates de la politique, il n'en dérivera pas. Entre les forces antagonistes un équilibre s'est créé. Il semble durable. Certes, les jeunes pays réservent souvent des surprises. Les données des problèmes sont si neuves qu'on n'est jamais sûr de les avoir toutes recensées. Les chances restent grandes pourtant que, dans sa mélancolique douceur, Madagascar demeure en paix.


4 Prononcer « tanettes »

5 Prononcer « Tsirann »