A Madagascar, l'ordre dans la complexité et la contradiction

1964

Pendant ce séjour, j'ai rencontré les principales personnalités de Madagascar. Étant donné mes sources et, pour ne pas compromettre des personnalités importantes, je souhaite que ces notes soient considérées comme absolument confidentielles et j'entends conserver l'anonymat. Je le souhaite d'autant plus que les dirigeants malgaches ont été sensibilisés à toutes critiques par les articles, en plusieurs points contestables, de M. Decraene dans le journal français Le Monde.

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En particulier M. Decraene semble avoir commis l'erreur de tous les étrangers de passage : donner à l'opposition hova plus d'importance, et surtout plus d'efficacité, qu'elle n'en a. Rappelons ce que sont les Houvas, un minimum d'ethnographie étant nécessaire à l'intelligence de la vie politique malgache. Cette vie politique a pour base essentielle l'opposition millénaire entre les habitants de plateaux, de race mélanésienne, et les côtiers, beaucoup plus africanisés. En outre deux peuples se sont disputés les plateaux, les Merinas et les Betsileos en une lutte dont le dernier épisode, particulièrement cruel et sanglant, n'a précédé que de deux ans l'arrivée de Français. Cette division entre ethnies différentes, en quelque sorte horizontale, est compliquée, notamment chez les Merinas, par une division verticale en castes, à base ethnique aussi, et qui rappelle celle des castes indiennes. En haut de cette échelle sociale, les princes, les Andrianas, à peau blanche et cheveux brillants ondulés, puis les Houvas, les bourgeois, à teint jaune brun, un peu comme les Khmers, enfin la basse caste des descendants d'esclaves, beaucoup plus noirs. Or ces divisions, qu'elles soient horizontales ou verticales, continuent de jouer un rôle capital. Les jeunes hauts-fonctionnaires occidentalisés, presque tous des Houvas, aiment à les minimiser vis-à-vis de l'étranger de passage. Ils affirment qu'elles n'existent pas. Leur propre morgue suffirait pourtant à leur apporter un démenti. L’Archevêque de Tananarive, Monseigneur Rakotomalala, appartient à la plus basse caste de Merinas : il eut une peine terrible à se faire accepter par les prêtres Houvas. Dans un monastère, il est impossible de faire diriger un Merina par un Betsileo et réciproquement. S'il en est ainsi dans les Églises chrétiennes, on devine ce qu'il peut en être dans les Administrations !

Le Gouvernement de M. Tsiranana est composé de côtiers. Il exprime leur revanche sur les Merinas des plateaux. Il ne peut donc que rencontre l'opposition des Houvas qui, à la fois plus évolués et favorisés involontairement depuis Galliéni par l'administration française, occupent les principaux postes administratifs. Cette opposition n'a que trois armes et elle en joue. De ces trois armes, deux représentent qu'une forme en quelque sorte passive. La première est de freiner la marche des cette administration qu'elle tient en main. On sent, devant toute décision du gouvernement, une résistance sourde. C'est un frein, mais non un cran d'arrêt, ni une paralysie. Les Houvas n'ont pas assez de courage pour attaquer de front quelque adversaire que ce soit. Le plus souvent leur velléité de résistance ne dépasse pas beaucoup le dénigrement. La seconde arme est plus efficace : les Houvas jouant paradoxalement, et non sans habileté, de l'opinion française. Les journalistes parisiens sont soigneusement « chambrés ». La France, en dépit de tout, exerce un attrait et une influence considérable dans ses anciennes colonies d'Afrique. Gagner l'opinion française, c'est par un effet de (???), influencer l'opinion malgache. Décrier Tsiranana à Paris, c'est l'affaiblir à Tananarive (il le sait bien et il s'en irrite). Ce jeu est plus efficace, donc plus grave, que les flirts communistes auxquels se livrent parfois les Houvas et dont le gouvernement malgache s'émeut ou plutôt feint de s'émouvoir. Les coquetteries du parti des intellectuels Merinas, le NKVD, avec les communistes non seulement ne servent pas à grand chose pour ceux qui les pratiquent, mais elles permettent à M. Tsiranana un certain chantage vis-à-vis de l'Occident, chantage qu'en paysan madré le Président malgache sait bien exercer.

En fait, ces deux premières armes de l'opposition Hova n'ont qu'une efficacité restreinte. Elles ne peuvent rien contre la calme volonté de M. Tsiranana. Celui-ci n'est pas très intelligent, il manque de toute hauteur de vue, mais il possède une qualité exceptionnelle à Madagascar : il sait ce qu'il veut et il le veut pour de vrai. Contre un tel bouclier, les armes salonardes de l'opposition Hova s'émoussent. Aussi, d'une façon très subtilement asiatique, cette opposition tente-t-elle d'affaiblir cette volonté. La décourager en jouant de l'opposition parisienne en est un moyen. Il en est d'autres plus pervers qui évoquent les anciens sérails ottomans. Les faiblesses d'un homme vieillissant sont savamment entretenues et exploitées.

Reste une troisième arme, dans laquelle les Merinas, et plus particulièrement les Houvas sont passés maître : exciter d'autres populations sans se découvrir soi-même. Il faut entendre les intellectuels Merinas raconter comment, dans les bagarres du Quartier latin, ils poussaient les côtiers, voire les Africains, contre la police en restant soigneusement à l'abri. A travers ces récits on comprend leur tactique politique actuelle. Tel est le secret probable de la peu explicable rébellion de 1948. Les Plateaux, alors, n'ont pas bougé, tandis que les Bessimissakas de la Côte Est se révoltaient, mais l'impulsion venait des Houvas. Cette tactique, ils la renouvellent actuellement, et auprès des mêmes populations  Bessimissakas. On peut craindre non une rébellion, mais des agitations sur la Côte Nord-Est, assez touchée économiquement (mévente de la vanille). Ces agitations seront guidées depuis Tananarive.

Se livrer à des pronostics est toujours imprudent quand il s'agit d'un pays aussi complexe que Madagascar. Mais de toutes mes conversations politiques, comme de mes contacts gouvernementaux, je tire une conclusion : les jeux politiques que je viens de décrire pourront créer quelques remous, permettre quelques remous dans les journaux du soir à Paris, mais ils ne constituent pas la vraie partie. Celle-ci se joue au sein même du parti au pouvoir, le PSD, Parti Socialiste Démocratique, ainsi dénommé sans doute parce qu'il n'est que peu socialiste et pas du tout démocratique. Ce parti tient le pays. La seule vraie bataille politique ne peut avoir lieu qu'en son sein, pour prendre en main ses leviers de commande actuellement tenus par M. Tsiranana.

Ceux de mes lecteurs qui connaissent Madagascar vont tout de suite penser, pour cette conquête du PSD, à une personnalité de premier plan, M. Jacques Rabamenanjara, jadis condamné à mort par les Français et à présent Ministre de l'économie. Ils commettent une lourde erreur. M.  Rabamenanjara s'est laissé enkysté par le pouvoir. Entré au PSD au lieu de conserver une formation autonome, il s'y est noyé. Il a été savamment compromis par M. Tsirinana dans une politique qui lui a aliéné les éléments jeunes qui misaient sur lui. M. Jacques  Rabamenanjara a sa carrière politique sinon brisée au moins menacée de l'être. C'est si vrai que le plus  intelligent de ses collaborateurs direct, M. Émile Ramaroson, l'a quitté pour un poste moins compromettant. Certes, on peut donner à ce départ d'autres explications. M. Rabamenanjara n'en apparaît pas moins à présent un homme seul.   

Non, la bataille se joue entre M. Rasampa, ministre de l'Intérieur, et le Président Tsiranana. Suivre la politique de Madagascar, désormais, c'est étudier qui des deux prendra le plus d'influence dans le PSD.

Reste aussi à savoir quelles seraient les conséquences d'une mainmise de M. Rasampa sur le Parti, donc sur le Pouvoir.

En premier lieu une observation s'impose : les partis et les hommes, dans tous les pays, quand ils accèdent au pouvoir, sont amenés à poursuivre sans grand changement, la politique de leur prédécesseurs, la marge d'option dont ils disposent étant étroite.

Pourtant, s'il l'emportait, M. Rasampa, au moins pendant les premiers temps, se montrerait moins « européen » que M. Tsiranana. Cela ne résulterait pas chez lui d'une quelconque européophobie. Mais M. Tsiranana étant très européen, et M. Rasampa manquant de motifs idéologiques d'opposition à son actuel chef de fil, ledit Rasampa en prétextera en se posant comme plus indépendant vis-à-vis de l'Europe et en se montrant moins engagé vis-à-vis d'elle. Ce fait peut même avoir une conséquence immédiate dès avant que soit terminée la lutte : pour ôter prise à son adversaire-partenaire, M. Tsiranana peut, dans les prochains mois, se montrer moins « européen » et moins francophile (suivre la presse de langue malgache est, à ce point de vue curieux) tout en rassurant en sous-main les ambassades européennes (ne l'a-t-il pas déjà fait, au moins pour certains d'entre elles?).

Ensuite, M. Rasampa se donnera une allure plus « socialiste » que l'actuel président, non sur le plan industriel, où les nationalisations ne sont pas à craindre, non sur le plan de la liberté syndicale (celle-ci sera, au nom du socialisme, plus étranglée que jamais), mais sur le plan de l'agriculture, le domaine d'activité des coopératives sera étendu, de préférence au dépend des colons français (voire du ramassage par les colporteurs chinois). Mais tout cela, soyons-en sûrs, n'ira pas très loin. Peut-être aussi fera-t-on rendre gorge à quelques gros commerçant indiens.

En fait, c'est surtout le style qui changera, à la bonhomie appuyée jusqu'à la comédie, de M. Tsiranana, fera place un style non plus autoritaire (peut-on l'être plus?) mais plus mussolinien d'expression. On tolérera moins l'opposition de salon et quelques prisons s'ouvriront.

Peut-on de tous ces faits de la politique malgache tirer une conclusion ? Dans un pays plus asiatique qu'africain l'opération est hasardeuse. Pourtant notre conclusion sera qu'à travers des mouvements de surface, parfois spectaculaires, Madagascar est promise à une grande stabilité. Les vrais problèmes se situent en dehors de la politique et c'est en particulier la mission des indo-pakistanais et des chinois sur l'économie de l'île. A longue échéance cette mission entraînera de graves conséquences. Mais à court terme et même à moyen terme, Madagascar est le plus stable des pays d'Afrique.