Retour en Amérique

La cuisine

Nulle part on ne juge mieux la civilisation d'un pays qu'en visitant une cuisine. La vie quotidienne s'y reflète. Cuisines françaises, dans nos villes de province, si vastes, vrai centre de la maison, avec au mur la batterie de cuivre trop belle pour qu'on s'en serve. Je me rappelle la cuisine de mes grands-parents. En sous-sol, voûtée, elle semblait une crypte aux innombrables ex-voto. N'était-ce pas un culte qu'on y célébrait, quand l'escouade des aides s'effarait sous l'ordre impérieux de la cuisinière. Ces fastes sont révolus. Mais je ne puis prononcer ce mot de cuisine, en apparence si bas, sans les évoquer, et sans éprouver le respect qu'ils imposaient à mon enfance. La cuisine, avec ses resserres mystérieuses, secrètes comme une caverne d'Ali-Baba, où pendaient, grappes d'or ou de nacre, des oignons et des aulx.

La cuisine américaine est à l'opposé de celle-ci. Et pourtant elle s'y apparente. Comme elle, c'est la pièce essentielle, et cette suprématie atteste le caractère bourgeois de ce pays de pionniers. On vit à la cuisine. La salle à manger, comme on n'a pas de domestiques, n'en est qu'un prolongement. Sauf si vient un invité, c'est le plus souvent à la cuisine qu'on prend ses repas, même dans les milieux aisés. Une pièce blanche (je n'ai pas trouvé de ces couleurs vives qu'à Paris nous affectionnons), tout entourée de placards. L'un contient le réchaud électrique, l'autre le frigidaire, le troisième les provisions. La table s'abaisse du mur, et c'est encore d'un placard qu'on tire les chaises. Les casseroles, elles aussi, sont enfermées.

Ce n'est pas le laboratoire pour l'alchimie compliquée des mets. On ne fera, bien souvent, qu'y réchauffer des plats préparés au dehors. Par contre, la passion de l'Américain pour les perfectionnements mécaniques s'y étale. À chaque opération domestique correspond un instrument. Symptôme d'un pays qui tend à confondre technique et civilisation ; et, plus simplement aussi, d'un pays où nul ne veut aliéner sa liberté. Chacun doit pourvoir à tous les niveaux du ménage et les simplifie.

La cuisine américaine n'est pas un temple : c'est une minuscule usine taylorisée.