Des accords qu'il faut prendre au sérieux

 

La Croix 20/10/1965

Je ne discuterai pas au fond la valeur des accords pétroliers que la France vient de conclure avec l'Algérie et dont une première Commission mixte prépare ces jours-ci l'application. En leur faveur ou contre eux, on a échangé trop d'arguments, qui tous impressionnent, mais ne se pèsent pas avec les mêmes unités de poids. On a écrit que revenant de fait à un milliard d'anciens francs par jour (ce que coûtait la guerre), ils écrasaient notre économie. A cet argument on répond que si les pétroles sont effectivement payés cher, du moins le sont-ils en francs et représentent-ils une économie de devises. La réponse est faible et donne crédit à l'accusation, d'abord parce qu'à travers des mécanismes financiers complexes, une part des pétroles est quand même payée en devises. Mais surtout parce que l’accroissement du coût en énergie de notre production industrielle, voire agricole (entraîné par les surprix et les aides diverses qui les accompagnent) entrave une exportation qui nous eût permis d'acquérir l'équivalent de ces devises. De plus d'intérêt est dans la réponse apportée aux détracteurs des accords invoquant une portée politique et psychologique, ces accords ont comme réveillé une francophilie latente. Les vieux routiers de l'Algérie indépendante avaient déjà détecté cette francophilie qui n'osait pas dire son nom, mais aujourd'hui elle s'exprime sans ambiguïté aussi bien dans les contacts officiels que dans la vie quotidienne. Et puis ne sont-ils pas l’œuvre du Colonel Boumediene, celui même des leaders algériens qui avait refusé de signer les accords d'Evian, manifestant alors des exigences exorbitantes ? Ce revirement vaut qu'on le souligne.

Mais quelle que soit la valeur respective des arguments contradictoires échangés, ils convergent d'où qu'ils viennent pour que ces accords, maintenant qu'ils sont entrés dans le domaine des faits, soient vraiment pris au sérieux et qu'on en assure la meilleure application. On doit veiller à ce qu'ils portent d'autant plus de fruits que plus onéreux ils nous sont. Il faut qu'ils assurent le relèvement économique de l'Algérie et partant rendent définitive la réconciliation des deux peuples. Et que ce relèvement soit rapide, car trois ans d'erreurs ou de piétinements ajoutés aux séquelles d'une guerre atroce ont fait de l'Algérie, pour parler d'elle comme Dante de l'Italie de son temps, « l'auberge de toutes les douleurs ». qu'on prenne donc au sérieux l'application des accords pétroliers pour que les milliards des contribuables français ne soient pas une poignée de sous jetés dans la mer !

Sérieux de la part des Algériens – qu'ils prennent garde ! Des couloirs de l'Hôtel Saint-Georges à ceux de l'Hôtel Aletti, j'ai rencontré la faune entière des pilleurs de deniers publics. Vain serait l'apport des crédits français si leur exploitation suscitait cette plaie que ce pays jusqu'à une date récente a presque ignorée : la concussion. Car entre concussion et développement le divorce est inéluctable. Elle est la « structure de refus » par excellence. Amis algériens, expédiez vers d'autres rivages ces « spécialistes » dont certains ont laissé, en pays voisin, de cuisants souvenirs ! Rappelez-vous  aussi qu'on ne prélude pas à une vaste industrialisation par des pratiques commerciales, à court terme tentantes, mais qui « cassent les marchés » et compromettent à l'avance la rentabilité des entreprises.

Sérieux de la part des Français aussi, puisque « l'aide liée », qui suppose pour l'emploi des fonds l'accord des deux Gouvernements, tient dans cet accord une place prépondérante. Elle suppose l'élaboration d'une véritable  politique du développement économique de l'Algérie. Puéril et même criminel serait de se contenter de ressortir quelques vagues projets de cartons verts où gît en cercueil sans gloire le Plan de Constantine. Il ne s'agit pas de se consoler vaille que vaille de la dépense par la satisfaction d'écouler des biens de production français, mais de nous considérer engagés d'honneur à l'édification d'une économie algérienne. Un organisme mixte, l'OCI (Office de Coopération Industrielle) va gérer notre aide liée. On le constitue en ce moment même. Je souhaite pour la solidité de ses travaux que les participants français s'inspirent du précédent créé par le Ministre de la Coopération en créant un Comité Consultatif pour l'industrialisation de l'Afrique où, à côté d'économistes et de hauts fonctionnaires, siègent des représentants du secteur privé. Les vue théoriques des uns s'y sont trouvé rectifiées par les vues pratiques des autres. Des slogans en vigueur dans l'administration ont été corrigés par la citation (c'est un exemple que j'ai vécu) d'un rapport de l'OCDE d'où il résulte que telle industrie réputée « de main-d’œuvre » a depuis quelques années accompli une telle révolution technique qu'au contraire elle appartient à l'une des trois qui créent le moins d'emploi au capital investi. Surtout, si on veut que les accords pétroliers soient efficaces, il faut qu'ils soient admis par les milieux économiques français : l'ésotérisme des bureaux ne peut obtenir cet effet. Ils supposent une certaine adhésion des milieux français intéressés – employeurs comme salariés – et sans doute même des accords d'application, profession par profession, qui aboutissent à des complémentarités, grâce à des spécialisations ou des partages de débouchés, plutôt qu'à de vaines concurrences.

Tout ceci je l'écris d'Algérie. Comme je voudrais savoir me faire entendre, et qu'on comprenne de part et d'autre de la Méditerranée que les accords pétroliers, contestés et probablement contestables, ne porteront de fruits que si, les dépassant, on en fait une création continue animée de cette mystique de paix et de réconciliation à laquelle je sens le peuple algérien ouvert. Une Algérie qui nous soit fraternelle peut naître. Alors, enfin, des souffrances et des morts que nous avons cru inutiles prendront un sens, et la douleur que nous portons encore (j'en parle en homme dont la douleur a buriné l'âme) deviendra sacrifice holocauste. Je hais la guerre, certes, et je la sais en soi infructueuse, mais beaucoup de jeunes hommes sont morts de part et d'autre en Algérie, croyant offrir le témoignage suprême de donner leur vie pour ceux qu'ils aimaient. Une telle offrande ne sera pas vaine, si nous savons tous, fidèles à leur sacrifice par delà le but qu'on leur assignait, pousser jusqu'à son efficacité le geste de leur amour.