Sauver l'Afrique du communisme

Algérie

Je savais, bien mes camarades, que lorsque j'aborderais devant vous l'affaire d'Algérie, je parlerais de choses graves et même tragiques. Je ne pensais pas que ce serait aussi l'heure des émeutes et peut-être des pronunciamento.

Je voudrais parler sans passion, mais avec une profonde tristesse. De voyage en voyage, je suis devenu trop Algérien pour ne pas voir d'abord que ce qui se commet ces jours-ci à Alger est à la fois une faute et un piège. Rien ne pouvait davantage affaiblir la France, donc l'Algérie. Si le temps était d'écrire des fables, j'écrirais celle de la branche qui, mécontente de son tronc, s'en sépare. Elle en tombe, et elle en meurt. Une Algérie française contre le Gouvernement de la France, je ne comprends pas.

Et pourtant, je ne crois pas qu'aucun Président du Conseil investi ait affirmé plus solennellement que Pierre Pflimlin que la France n'abandonnerait pas l'Algérie. Tout ce qu'il a dit était déjà dans la déclaration du 9 janvier de M. Guy Mollet, reprise par M. Bourgès-Maunory, puis par M. Gaillard, M. Morice et M. Soustelle ont voté ces investitures, comme ils ont voté la confiance à M. Guy Mollet à la fin du débat sur l'Algérie le 29 mars 1957, donc juste après cette déclaration. Voilà qui éclaire les attaques contre Pierre Pflimlin, qui, lorsqu'on se reporte à ces votes et à ces textes, ne sont plus qu'un abominable procès d'intention. Certains n'avaient-ils pas du salut, et les recettes et le monopole ?

Je n'en dirai pas plus, ne souhaitant que l'apaisement. Ne savons-nous pas d'expérience qu'en France l'émeute fascisante entraîne en réplique la contre-épreuve communiste. Voilà qui ne nous rappelle que trop une menace qui pèse sur l'Algérie elle aussi.

Ici encore, emprise soviétique

Si une fois de plus je me retourne vers l'an dernier, une fois de plus, aussi, je constaterai comme un fait nouveau dépassant tous les autres en portée, une emprise plus forte du communisme, mais surtout et beaucoup plus une intervention, et plus nette et plus décisive de l'URSS. Cette intrusion de l'URSS dans la Méditerranée occidentale, à la faveur de la guerre d'Algérie, me paraît l'événement le plus important de l'année écoulée, celui qui doit commander nos attitudes.

Influence directe du communisme. Certes, il joua un rôle dans les origines de la rébellion, je puis affirmer que ses foyers de départ ont toujours été des lieux où avaient longuement séjourné des fonctionnaires communistes. La simple honnêteté intellectuelle oblige pourtant à reconnaître que, pendant une longue période, le FLN tenta d'indéniables efforts pour éviter que le communisme ne joue un rôle important dans la rébellion. Plusieurs de ses dirigeants essaient encore de se défendre contre cette influence. Malheureusement, je puis témoigner personnellement que désormais, à la base, les communistes collent à la rébellion.

Si, à la tête, pourtant, le FLN se gardait jusqu'à présent, autant qu'il le pouvait, du communisme, c'est en partie parce qu'il tenait à se conserver les bonnes grâces américaines, c'est ensuite rancune contre l'approbation donnée par Maurice Thorez à l'écrasement de la rébellion de 1945 ; c'est aussi par l'attachement de ses dirigeants non tant à une foi musulmane, que plusieurs ne possèdent plus, qu'à sa sociologie.

Mais surtout, cet hiver, au cours d'une randonnée algérienne depuis Tlemcen jusqu'à Tébessa, j'ai eu le sentiment, si intense qu'il en était presque physique d'assister à un virage dans la guerre d'Algérie. La guérilla des fusils de chasse, à 80% d'origine française, est finie. C'est une guerre beaucoup plus classique qui commence, avec des armements plus importants et plus lourds qui viennent tous d'au-delà du rideau de fer. Le FLN y devient progressivement le prisonnier de son fournisseur, et trop de faits en attestent. Tandis que le parti communiste algérien, début décembre, annonçait son intention de tout faire pour « élargir et renforcer son soutien au FLN », tandis qu'en novembre, assistant à Budapest au Congrès des syndicats hongrois, Idriss Oujinat célébrait la coopération du FLN et du PCA, le FLN envoyait au Moyen-Orient comme ambassadeurs itinérants, deux communistes patentés, Abane Ramdane et A. Mahri. Le chantage au « glissage à l'Est » se faisait d'autant plus insistant qu'il était en fait amorcé. Bien mieux, devant la marche un peu claudicante du parti communiste français, l'URSS tranchant des conflits qui remontent à 1935, décidait de rattacher le parti communiste algérien au parti communiste italien. Voilà maintenant, et c'est peut-être le plus grave, que désormais, sur ces cinq participants, l'exécutif militaire du FLN compte deux membres du parti communiste algérien. En outre, dans cette Tunisie dont le FLN est beaucoup plus le maître que M. Bourguiba, s'est ouverte une agence du Kominform, sous le nom pudique mais peut trompeur d'Office de Documentation et d'Information.

Les enjeux de l'affaire algérienne

L'affaire algérienne comporte donc un nouvel enjeu. Nous savions que se risquait le sort de 1 200 000 Algériens d'origine européenne. Nous savions que nous voulions sauver les musulmans fidèles à la France. Nous savions que nous jouions l'avenir de la France. Je voudrais citer, une fois de plus, la remarquable étude que Robert Buron a consacrée au développement des pays sous-développés : « Notre présence en Afrique nous conserve ce que tant de pays d'Europe ont perdu malgré leur puissance économique relative, le sens de l'espace. Le seul hexagone métropolitain deviendrait vite une limitation intellectuelle et morale bien plus encore qu'une diminution géographique et politique ». Mais désormais, sous la pression communiste, le problème algérien se pose d'abord en termes de civilisation. Même si le monde libre l'ignore ou nous vilipende, son avenir est en train de s'y jouer. L'aide que l'URSS apporte à la rébellion est une hypothèque. Cette puissance, qui n'est pas tendre, voudra en tirer un plein profit. Les fusils-mitrailleurs auront pour prix la satellisation.

Ces faits posent la tragique urgence d'une solution. L'indépendance algérienne peut signifier la satellisation du Maghreb. La durée de la guerre d'Algérie la provoque aussi, et plus l'URSS y rendra apparent le rôle qu'elle y joue, plus lourde sera son hypothèque, plus difficile deviendra la vraie solution. Ce n'est pas la moindre raison pour que dans l'intérêt de l'Algérie, dans l'intérêt de la France, dans l'intérêt du monde libre, nous ne voulions pas faire de la guerre d'Algérie une nouvelle guerre de Trente ans. Voilà pourquoi, au prix peut-être d'un immense effort, il faut vaincre.

Ne nous leurrons pas nous-mêmes d'euphémismes

C'est dire que de toutes les hypothèses que nous rencontrerons, la pire serait je ne sais quel pourrissement dans l'irrésolution comme dans l'irresponsabilité. La pire des hypothèses serait de laisser la guerre d'Algérie s'enkyster en prélude à une dérive ; ce serait laisser croître la lassitude jusqu'à la résignation dans la lâcheté ; ce serait qu'un effort national douloureux mais insuffisant aboutit à la négociation dans la défaite ; ce serait se laisser traîner d'instance internationale en instance internationale jusqu'à un arbitrage de l'ONU, qui ne serait qu'un arbitrage par les afro-asiatiques ; ce serait le triomphe d'une rébellion sur laquelle, de mois en mois, l'hypothèque soviétique se serait alourdie jusqu'à la disparition dans ses cadres des derniers adversaires du satellisme et que, cette hypothèque soviétique, on perde tout espoir ou toute possibilité de la lever. Certains cultivent ce pourrissement. Ils appellent cela « laisser mûrir la situation ».

Parce qu'ils n'osent regarder en face ni l'effort nécessaire, ni les risques du pourrissement, certains parlent d' « internationalisation ». Voilà encore un de ces mots abstraits dont on ne doit faire ni un tabou ni une panacée.

On ne doit pas en faire une panacée. Si par « internationalisation », on entend qu'on se débarrassera du soin de régler l'affaire d'Algérie entre les mains d'une instance internationale ; si on entend par là que – comme on dit vulgairement - « on lui passera le paquet », alors, je vous interroge : la France a-t-elle le droit, quand la solution de la guerre d'Algérie commande tout son destin (c'est un point sur lequel vous serez tous d'accord avec moi, et quelle que soit votre position), quand ils s'agit du sort d'une part notable de la communauté nationale, quand tant d'hommes ont déjà souffert et sont morts dans cette aventure, avons-nous le droit de laisser cette solution au hasard de la rivalité des tiers et aux fluctuations de leurs politiques étrangères ? Aussi déchirantes que soient les situations, la France ne serait plus une nation si elle n'avait plus le courage de ses décisions.

Ce n'est pas, je m'empresse de le préciser, qu'on doive refuser toute intervention internationale ou toute recherche de bons offices. C'est un point sur lequel j'aurai plusieurs occasions de revenir. Quand une affaire comporte autant de prolongements internationaux que l'affaire d'Algérie, surtout depuis Sakiet, quand s'y engage le sort du monde, elle est toujours dans une certaine mesure internationalisée. Ne créons pas non plus de « tabou ». Non seulement nous ne devons pas repousser toutes possibilités de bons offices, mais nous pourrions, c'est du moins mon opinion personnelle, les souhaiter surtout si ceux qui les pratiqueraient sont livres et impartiaux. Je souhaiterais même que l'Europe s'intéressât davantage à l'Algérie. Une satellisation du Maghreb la menacerait autant que nous. Puisque, par une initiative très heureuse, la création d'une Communauté saharienne a été proposée, je souhaite qu'on n'y intéresse pas seulement les riverains du Sahara, mais aussi nos partenaires européens. Le pétrole du Sahara peut apporter un appoint capital à notre économie. Il rendrait moins difficile la solution du problème économique de l'Algérie. Mais c'est une dangereuse richesse. Si dangereuse qu'elle a contribué aux encouragements reçus par la rébellion. Si dangereuse que si nous voulons la garder, nous devons savoir que nous ne la garderons pas tout seuls.

D'autres aussi peuvent jouer un rôle, si du moins ils ne se comportent pas plus en partenaires d'un des belligérants qu'en pays dont l'intérêt est la paix algérienne. L'intérêt bien compris de la Tunisie comme du Maroc est à coup sûr cette paix. Le prolongation de la guerre les voue, eux aussi, au rôle peu glorieux de satellites. Leurs régimes n'y survivraient pas. Mais il faut regarder les choses en face. Déjà leur offre de novembre présentait le FLN comme seul représentant qualifié des populations algériennes, quand il ne représente même pas toute la rébellion. Aujourd'hui, leurs partis politiques au pouvoir ont adopté avec la conférence de Tanger, une position qui contredit cette offre. Le concours de ces pays ne doit pas être écarté a priori, je dirai même, au contraire, mais il suppose qu'ils se prêtent à régler leur contentieux avec nous. Il doit entraîner aussi un bon voisinage qui comporte le respect mutuel des souverainetés et l'inviolabilité des frontières.

Car la France n'a jamais refusé de parler avec l'adversaire en vue d'un cessez-le-feu. Les instances internationales elles-mêmes l'ont constaté, et elles ont même pris acte de cette attitude. Qu'on se reporte à la déclaration déjà citée de M. Guy Mollet le 9 janvier 1957. Seulement, et je voudrais qu'au-delà de ce Congrès l'opinion internationale continue de le constater, jamais les représentants de ceux qui nous combattent ne se sont prêtés à l'ouverture de quelque dialogue que ce soit. Chaque fois que le dialogue semblait possible, ils ont dressé un obstacle, fut-ce le plus odieux des crimes. Je pourrais vous dresser la liste et des détentes et des volontés de les rompre. Quand les gouvernements antérieurs, celui de M. Guy Mollet et celui de M. Bourgès-Maunoury, on tenté des approches discrètes, chaque fois l'adversaire en a divulgué les messagers pour rendre impossible leur mission.

Le FLN n'a jamais voulu la paix

Mais surtout le FLN n'a jamais donné, ni officiellement, ni dans les contacts privés, la moindre indication qu'il pourrait non seulement se départir de sa prétention à ne traiter que dans l'indépendance mais même consentir à certaines des garanties sans lesquelles aucun Français, même le plus aventureux, ne pourrait accepter de traiter.

J'énumérerai quatre points principaux :

Aucun Français, fut-il le plus aventureux ou le plus léger, ne pourrait accepter que les Algériens non musulmans soient obligés de renoncer à la nationalité française pour n'être pas des étrangers en Algérie. Nous ne pouvons  non plus renoncer pour eux à la plénitude des Droits de l'Homme, à la liberté familiale, à la liberté syndicale, au droit au travail, à la liberté religieuse. Nous ne pouvons  nous contenter de promesses vagues, surtout quand l'appel angoissé des hiérarchies catholique, orthodoxe et protestante d'Égypte nous apprend à quelle privation de droits fondamentaux peuvent être aujourd'hui soumis les chrétiens dans un pays musulman ; quant au Maroc même, pays pourtant plus libéral, le droit au travail n'est pas reconnu aux français.

Faut-il dire une fois de plus que ces Français de souche, parfois depuis cinq générations en Algérie, ne sont pas et ne peuvent être des étrangers dans leur pays. Faut-il rappeler, après André Colin l'an dernier, que le problème algérien n'est pas un problème colonial, c'est-à-dire un problème de rapports à établir entre une métropole et un territoire jusqu'à présent dépendant, mais un problème de cohabitation, un problème de minorités, bien plus près de cette affaire des Sudètes dont est sortie la dernière guerre mondiale, que du problème colonial classique. Même les anglais établissent cette distinction, eux dont on nous cite souvent en exemple l'art d'abandonner certains territoires en oubliant de voir que, dès qu'un groupe un peu dense de ses nationaux se trouve établi dans un pays, l'Angleterre choisit la plus rude répression plutôt que l'évacuation. Mais c'est dire que le sort de l'Égypte, non plus d'ailleurs que celui de l'Afrique du Sud, ne sont une solution au véritable problème algérien.

C'est dire aussi que les droits (encore une fois je me place au point de vue du Français le plus aventureux), car ce sont des droits des Français de souche devraient être non seulement reconnus mais internationalement garantis. Or, je le répète, nous n'avons pas la plus petite indication d'un pas que le FLN serait disposé à accomplir dans ce sens. Mais surtout il faudrait prendre singulièrement garde à ce que pourraient être ces garanties internationales, et qu'elles ne soient pas à la merci du premier chantage au glissement à l'Est, chantage dont, à nos dépens, nous n'avons que trop appris l'efficacité.

Sans forfaiture, nous ne pouvons non plus abandonner à leur sort les musulmans qui se sont risqués pour nous. Ils sont nombreux, ces présidents et ces membres de délégations spéciales et tous les autres. Pouvons-nous, dans le pays de la vendetta, les vouer à l'égorgement ? Et les promesses, qu'au surplus, on ne semble pas du tout décidé à nous faire, seront-elles mieux tenues que les promesses effectives qui couvraient les Tunisiens ayant travaillé avec le gouvernement français ?

Vient ensuite la nécessité de bases stratégiques, car nous ne pouvons risquer que le Maghreb puisse être le point de départ d'une puissance qui nous serait hostile. Ici encore, aucune indication et la contestation sur Bizerte n'est pas pour nous rassurer.

Reste le Sahara. C'est un intérêt économique. De ce fait, certains le jugeront sordide. Un intérêt qui commande l'avenir, la liberté d'action et même la liberté tout court d'une nation n'est jamais sordide. Le pain quotidien n'est jamais sordide, et le Sahara c'est quand même pour demain beaucoup de pains quotidiens, auxquels nous avons droit nous qui sommes, au sens juridique du terme, les inventeurs de ces richesses et sans qui elles dormiraient sous des sables et des cailloux.

L'adversaire, il le montre dans toute son attitude, joue la durée, il escompte le pourrissement. Il ne voit pas qu'il en sera la victime autant que nous, qu'il en sera la victime même avant nous. Il ne voit pas que cette durée provoque la dégradation interne de cette Algérie qu'il prétend défendre, au point que notre défaite ne lui apporterait plus qu'une anarchie. À nous de ne pas lui offrir ce pourrissement.

Les avatars de la loi-cadre

Si bien qu'aujourd'hui, la solution de l'affaire d'Algérie, c'est beaucoup moins de déterminer le régime qu'il faut appliquer à ce pays que de vouloir les moyens de lui appliquer un régime. Il ne s'agit pas de définir la paix, mais d'en trouver le chemin. C'est affaire de gouvernement, et je me garderai de tout excès de précision. Je craindrais même cet excès de précision qui paralyserait sa liberté d'action, comme les fils des lilliputiens, ou peut-être, car cet excès serait séduisant à l'esprit, comme les bandelettes des embaumeurs. Tout est question d'opportunité, d'occasions à saisir. Les plus brillantes constructions intellectuelles ne valent, en politique, que par l'exécution. Si depuis quatre ans, les décisions ont été parfois tardives, ne pâtirent-elles pas surtout d'une exécution ou maladroite ou réticente ?

Indiquons pourtant ces moyens, et ne soyez pas surpris que je place en première ligne ce que j'appellerai les moyens libéraux. La Loi-Cadre se range parmi ces moyens. Je demande qu'on n'est pas la légèreté de la remettre en question. Encore une fois quelle serait la stabilité du pouvoir, dans un pays qui ne voterait des lois que pour six mois.

Certes, quand nous avons réclamé cette loi-cadre, nous l'imaginions fort différente. Une fois de plus, rapportez-vous à nos travaux de l'an dernier. Nous ne demandions pas une loi-cadre très juridique et très complète car nous savions bien d'avance les obstacles auxquels, si nous la revêtions de ces caractères, elle se heurterait. Nous ne lui donnions que deux objets : d'abord être une grande manifestation de volonté française et de volonté libérale. Ensuite créer des « structures d'accueil » où les Musulmans de bonne volonté auraient pu immédiatement exercer des responsabilités et constater dans les faits que l'ancien régime ne reviendrait plus. Dans notre esprit, elle était une pierre d'attente. Telle était le sens du premier projet de M. Bourgès-Maunoury. Malheureusement de consultations en tables rondes, cette loi c'est, si je puis dire, juridifiée. Sous prétexte de garanties on l'a sclérosée. De loi-cadre elle est devenue un statut. Pourtant, telle qu'elle, votée le 1er octobre, elle eut représenté une issue. Conjuguée avec le succès remporté à l'ONU vers cette époque, elle pouvait constituer un appel d'air. Ces institutions auraient certainement joué le rôle de structures d'accueil. Mais vous connaissez l'aventure de la loi-cadre. Le déchaînement de la Réaction l'a rejetée. La droite a, ce 2 octobre, prit une terrible responsabilité. Le Général Massu lui-même a regretté le retard apporté dans le vote de la loi-cadre.

En effet, cette loi pour laquelle M. Bourgès-Maunoury avait commencé ses consultations le 12 août 1957 ne fut définitivement votée que le 5 février 1958. bien entendu, avant même qu'elle ne vit le jour, il fut de mode de la déclarer dépassée. Elle devait garder pourtant une valeur puisqu'au sein même de l'état-major FLN elle provoqua des dissensions entre les « politiques », notamment M. Ferhat Abbas, et les militaires en la personne de Kriss Belkacem. À Alger même, j'ai pu sentir personnellement l'inquiétude et l'attrait qu'elle exerçait sur des milieux nationalistes très avancés. La loyauté dans son application représentait pour nous une chance. Sous certaines conditions elle l'a représente encore.

D'abord, appliquer la Loi-Cadre

Pour qu'elle soit cette chance, il faut d'abord l'appliquer. Déjà les décrets d'application sont sortis. Je tiens à rendre un hommage tout particulier à Robert Lecourt : il a fait disparaître les dispositions qui, dans une rédaction primitive, montraient que le vieil esprit d'un certain building monumental d'Alger n'était pas mort. Je ne trahis pas un secret : ces textes primitifs avaient couru tout Alger. Malheureusement ces décrets portent comme des stigmates tous les défauts d'une loi-cadre trop remaniée. Ces défauts se répercutent. Une verrue du texte initial tourne au cancer. Ainsi en va-t-il des amendements sénatoriaux. Nos Pères Conscrits, s'étant voulu contagieux, ont répandu sur le sol d'Algérie tout un essaim de Petits Sénats dotés de l'initiative et de la navette. Tout cela est devenu beaucoup trop juridique, beaucoup trop lourd, beaucoup trop compliqué, gros de conflits politiques futurs.

Un de ces décrets me paraît même en contradiction avec le texte de la loi-cadre. Le décret sur l'organisation des élections tourne en effet l'amendement par lequel Francine Lefebvre avait obtenu le vote des femmes en Algérie. On en remet la décision aux territoires : autant dire qu'on enlève à la France le bénéfice de cette émancipation.

N'insistons pas. Ces institutions ne prendront vie que graduellement. On aura le loisir de les remanier. Plus graves sont les désignations de délégations spéciales, en application de l'article 14. En Algérie, où la politique est peu idéologique, où ne comptent que les personnes, l'impartialité des choix, la confiance inspirée par les personnalités désignées, revêtaient encore plus d'importance que les institutions elles-mêmes. En particulier le choix des personnalités européennes. Quant aux Musulmans, il fallait partout où c'était possible, provoquer leur choix par leurs pairs. C'était possible, puisque cela s'était fait précédemment, jusque dans des arrondissements très troublés et que les municipalités reposant ainsi sur une assise populaire se sont révélées capables de résister à tous les assauts de l'adversaire. Les palinodies qui se sont déroulées autour de la mairie d'Alger, le scandale que nous devons dénoncer très haut de la délégation spéciale de Médéa, pour ne parler que des cas les plus spectaculaires, ont porté un coup certain à une loi-cadre qui avait quand même un autre objet que de fabriquer des maires socialistes.

Ainsi, une loi-cadre libérale au départ, mais sortie du Parlement beaucoup trop lourde et trop craintive, a été en partie disqualifiée dans l'application. En outre, au lieu de ne la mettre en œuvre qu'au fur et à mesure que les structures le permettaient, on s'est livré sur toute l'étendue de l'Algérie à des dissolutions uniformes des municipalités engendrant par là-même des nominations arbitraires. Sous l'œil résigné des Musulmans on a présenté une dégradante trépidation partisane bien contraire à la mystique qui seule pouvait leur donner foi en cette loi.

Certaines pratiques antérieures ont encore plus gravement contribué à empêcher les Musulmans de croire à cette loi-cadre. De tous les sujets que je dois traiter aujourd'hui, celui que j'aborde est le plus douloureux, le plus humiliant aussi.

Dans la répression trop de choses sont eu lieu qui ne devaient pas avoir lieu. Certes, m'élevant contre ces excès, je n'établirai pas de parallèle avec les crimes commis par les fellagha. Le FLN ne vient-il pas de mettre le comble à son abjection en fusillant – et il s'en vante – trois prisonniers de guerre ? Au mépris de toutes les lois de la guerre, il a fusillé trois combattants réguliers. Il a foulé au pied toutes les lois du monde civilisé. Puisse le sang de ces victimes faire comprendre dans notre pays et ailleurs, quelle est la nature de notre cause et quel adversaire est le nôtre.

Car si des excès ont eu lieu dans nos rangs, ils ont au moins eu ce caractère d'être toujours des désobéissances et, quand même !, aucun communiqué gouvernemental ne les a jamais claironné !

Mais des excès ont eu lieu et une fois de plus nous les condamnerons. Je ne m'étendrai pas sur leur aspect moral. Les plus hautes autorités spirituelles de la France, les plus hautes autorités catholiques et les plus hautes autorités protestantes se sont prononcées. Je voudrais ajouter seulement que ces pratiques immorales sont également inefficaces et nuisibles à notre cause. Inefficaces, voilà trois siècles que La Bruyère a indiqué la non-valeur des renseignements apportés par la contrainte physique. Nuisibles, je voudrais savoir combien d'Algériens ces excès de la répression ont précipité vers le maquis. Pour toutes ces raisons, nous avons déjà le 4 avril 1957 tenté une première démarche auprès du Président du Gouvernement, M. Guy Mollet. Elle a eu pour résultat la création de la Commission de Sauvegarde. Le 26 juin nous avons renouvelé cette démarche auprès de M. Bourgès-Maunoury. Dès la constitution du gouvernement Gaillard, nous avons informé de ces démarches son président. Nous avons obtenu la publication du rapport de la Commission de Sauvegarde. De nouvelles instructions ont été données à l'armée. Des sanctions ont été prises. Je regrette que suite à une discrétion mal placée les Français n'en aient eu connaissance que par le biais d'un débat à la Chambre des Communes. Dans le domaine qui était le sien, puisqu'en Algérie ces excès, ressortissant à la justice militaire, ne relevait pas de sa compétence, Robert Lecourt a agi. Un des aspects les plus souvent ressentis de ces excès de la répression a été l'arbitraire des internements administratifs. Des familles musulmanes ont vu disparaître de leurs membres, sans savoir quel était leur sort. Robert Lecourt a obtenu que les Commissions d'internement soient désormais présidées par un magistrat et que les avocats des internés y aient accès. Les internés peuvent désormais également se pourvoir devant elles. Tous les dossiers ont été révisés, avec pour résultat la libération de 2 000 détenus. En métropole même, on a établi un contrôle identique pour ces sortes d'arrestations. Pierre-Henri Teitgen, est également intervenu auprès du ministre de l'Intérieur en vue de protester contre certaines pratiques discriminatoires dans les contrôles d'Algériens en métropole.

Nous avons donc lutté contre les excès de la répression. Gardons-nous pourtant de nous laisser entraîner sur une pente ou certains cherchent à nous mener. Parce qu'hélas certains ont usé de moyens impurs, on veut nous faire conclure à l'injustice de notre cause. L'impureté des moyens est une chose, certes regrettable et condamnable, mais on ne peut en conclure pour autant que la cause elle-même soit juste ou injuste. Aucun soldat d'Hitler n'aurait jamais violé une polonaise, le rapt de la Pologne aurait peut-être été moins impur, il n'aurait pas été moins injuste.

Gardons-nous nous aussi de nous laisser entraîner à ne pas voir que, si des excès ne furent que trop réels, ils sont quand même marginaux. À écouter certains, on croirait que, par une mutation brutale, tout jeune Français qui traverse la mer se change en un tortionnaire. Qu'on pèse plutôt tout ce qui s'est dépensé d'héroïsme vrai sur cette terre d'Algérie. Qu'on pèse aussi tout ce qui s'est dépensé de générosité. J'ai trop vu moi-même nos soldats se transformer en maîtres d'école, en infirmiers, en auxiliaires sociaux pour ne pas en apporter le témoignage. Pour décharger notre conscience ne nous prêtons pas à ce qui, vis-à-vis de ces jeunes hommes, deviendrait de la calomnie.

Non, ne nous laissons pas entraîner sur cette double pente, mais ne cessons pas non plus de nous élever et de lutter contre des pratiques qui amputent le patrimoine moral de la France et qui ont beaucoup plus servi la cause de la rébellion que la nôtre. Ainsi mettrons-nous en œuvre un des moyens nécessaires à une approche de la paix.

Une relance politique

Mais revenons à la loi-cadre. Je disais qu'il faut l'appliquer. Je dirai plutôt qu'il faut, par une relance politique, lui redonner cette portée que nous lui assignons au départ. Un des premiers gestes pourrait être que partout où c'est matériellement possible, on procédât à des élections sévèrement contrôlées, fut-ce par des observateurs appartenant à des pays démocratiques. Il faut compenser ce qu'une loi-cadre trop discutée, trop amendée, comporte de craintif et de méfiant. Des élections municipales, quand la situation le permettra, seraient un acte de confiance, le signe d'une foi, et puisque le FLN n'a pas accepté l'offre du 9 janvier 1957, une réponse à son refus. Bichet voyait clair quand cet hiver il faisait cette proposition à notre Comité National. J'ajoute que tous devraient pouvoir y participer, sauf bien entendu les criminels.

En pays musulman on ne doit pourtant pas trop sacrifier à la magie des urnes. La consultation, la conversation jouent souvent avec plus d'efficacité le rôle démocratique. Même là où les nouvelles institutions ne peuvent être mises en place, même aux échelons où des délais sont imposés par la loi, on pourrait procéder à des consultations qui auraient cette qualité d'être dans l'esprit du pays.

Car il faut mettre en place au plus tôt les institutions territoriales et les institutions fédératives de l'Algérie. La loi-cadre comporte trois ordres de dispositions. D'abord elle divise l'Algérie en territoires et sur ce plan du territoire elle crée une sorte d'autonomie interne. Elle prévoit ensuite des institutions proprement algériennes. Enfin elle proclame l'existence de liens indissolubles avec la France. Malheureusement de tables rondes en amendements et en navettes, l'équilibre entre ces trois plans s'est trouvé rompu. Tout l'éclairage s'est porté sur le territoire, ce fragment d'Algérie. En soi, l'idée de cette division en territoires était saine, elle tendait à faciliter la cohabitation de populations diverses et elle permettait la naissance d'une sorte de fédéralisme interne à l'Algérie. Malheureusement l'équilibre a été rompu entre les territoires et les autres échelons du fédéralisme algérien. C'est une lacune à réparer.

Certes, il était bon d'abolir le Gouvernement général de l'Algérie, cette institution macrocéphale qui, dans un pays où ni les préfets ni les Conseils généraux ne disposaient d'aucun pouvoir avait fini par absorber toute la vie publique. On se demande seulement pourquoi le personnel de cette institution abolie est passé de 2200  fonctionnaires à 2800 ! Mais c'est fuir la réalité que de ne pas voir la nécessité d'institutions proprement algériennes. C'est fuir la réalité que de ne pas voir qu'au-dessus de ses divisions il existe aussi une Algérie. C'est fuir encore la réalité que de ne pas voir que ces institutions proprement algériennes, l'économie les requiert, cette économie qui ne peut être ni parcellaire, ni intégrée à la métropole. Elle ne peut être parcellaire : l'infrastructure portuaire et routière, les réseaux d'échange, les brassages de population ont créé une économie algérienne. Cette économie ne peut non plus être intégrée à la métropole, et sur les voies de l'intégration absolue, telle que la préconise M. Soustelle, c'est la grande pierre d'achoppement. On ne peut  intégrer une économie pauvre à une économie évoluée sans l'appauvrir encore. L'exemple de la fusion du Royaume de Naples avec l'Italie du Nord est probant. D'autre part, les objectifs économiques à poursuivre en Algérie et en métropole ne sont pas les mêmes. On ne peut prétendre hausser globalement le niveau de vie de l'Algérie sans difficultés pratiquement insurmontables. Sur ce plan le rapport dit des Hauts-Fonctionnaires auquel M. Bourguiba a fourni une inquiétante publicité, est probant. Mais où ce rapport se trompe, c'est qu'il ne s'agit pas, en Algérie, de hausser globalement tous les niveaux de vie, mais de faciliter la cohabitation en diminuant la disparité entre le niveau de vie de la partie de la population qui appartient au circuit économique moderne (1 million d'européens, 1 million de musulmans) dont le niveau de vie est des deux tiers du nôtre, et la partie de la population qui vit dans le circuit archaïque, avec un niveau de vie qui n'en est que le cinquième. D'autre part, on doit tendre vers un autre but en Algérie : assurer à tout prix son emploi à une population croissante, et croissante à un rythme catastrophique. Il faut que les investissements aboutissent moins à une rentabilité économique qu'à créer de l'emploi. On n'atteindra ce double objectif qu'au prix d'un dirigisme despotique. L'intégration ne le permettrait pas. D'abord parce que la métropole n'a aucune chance d'accepter un despotisme économique qui ne lui paraît nécessaire. Ensuite parce que les Algériens n'accepteront un tel despotisme que s'ils se l'imposent eux-mêmes. Sans être marxiste, on doit reconnaître les impératifs économiques et voir qu'ils imposent l'existence d'institutions proprement algériennes, à la fois autonomes et compétentes, pour toute l'Algérie. Sur ce plan, la loi-cadre ne prévoit qu'un rythme beaucoup trop lent.

Nous devons réparer cette lacune, parce qu'il existe une économie algérienne, qui à elle seule suffirait à imposer des institutions proprement algériennes. Nous devons surtout démontrer aux Algériens  qu'une symbiose avec la France est aujourd'hui leur seule chance d'autonomie. La conférence de Tanger, qui maghrebise l'Algérie, en apporte une éclatante démonstration. La création éventuelle d'un gouvernement algérien ne serait qu'un bien faible contrepoids à une volonté trop claire d'absorption. Le porte-parole du FLN, M. Mohammed Yazi, n'a-t-il pas déjà déclaré au journal El Amal qu'il n'y avait pas de nationalité algérienne, mais seulement une nationalité maghrébine ?

Certains le sentent, et jusqu'au sein de la rébellion : le MNA que nous avons sans doute trop négligé ; les Kabyles qui fournirent ses premiers cadres militaires à la rébellion, lui conférant sa dureté, les Kabyles qui voyaient dans cette promotion une revanche contre leur millénaire humiliation par les Arabes, se sentent débordés. Dans la rébellion se développe un violent berbérisme. Sans la France, l'Algérie ne retournerait-elle pas, comme j'en ai apporté une autre démonstration, à son anarchie ancestrale ? Même aujourd'hui, même après quatre ans d'une guerre plus fratricide qu'on ne croit, les chances de la paix intérieure comme de l'autonomie algérienne passent par la France. Pour évoquer le drame algérien, Germaine Tillion use d'une image puissante, celle de ces cervidés d'Amérique qui, empêtrant leurs cornes, meurent face à face, incapables de se délier. Notre adversaire devrait lui aussi la méditer.

Vouloir les moyens militaires

J'ai esquissé ce que pourrait être les moyens libéraux, n'ayant aucunement, malgré ma longueur, eu la prétention d'être complet. La relance politique, pour que la loi-cadre nous apporte une adhésion des populations algériennes sans laquelle aucune solution n'aura de durée, peut comporter d'autre aspects. Encore une fois c'est question de gouvernement. Mais si nous voulons l'efficacité de ces moyens libéraux, il faut aussi que notre pays veuille les moyens militaires de toute solution. Les moyens libéraux ont peu de poids, quand pèse le risque de l'égorgement.

C'est dire qu'il faut par ces moyens militaires comme par les moyens diplomatiques obtenir au maximum l'imperméabilité des frontières.

Je n'entrerai pas dans le détail des négociations au sujet de la frontière tunisienne, je ne vous parlerai pas des Bons Offices et du rejet de leurs conclusions par le Parlement. Je ne m'étendrai pas non plus sur l'affaire de Sakiet, sinon parce qu'elle démontre la nécessité d'obtenir cette imperméabilité des frontières. Les plus sévères censeurs, quelque jugement qu'ils soient en droit de porter sur une affaire qui illustre surtout la dégradation de l'État, reconnaissent qu'elle fut provoquée par les violations de frontières et les manquements à la neutralité dont M. Bourquiba avait fini par faire une constante de sa politique. Quiconque s'est un peu promené sur les confins algéro-tunisiens dans les jours qui ont précédé Sakiet ne peut apporter qu'un témoignage : à un moment où à un autre, un incident de cet ordre était inévitable. La patience des troupes sous un feu sans riposte a d'assez proches limites. Nous devons donc obtenir l'étanchéité des frontières d'abord par nous-mêmes, car elle dépend avant tout de notre dispositif militaire. Il n'est qu'un seul contrôle vraiment efficace, le nôtre. À nous de savoir parfaire ce dispositif. Je précise bien que je parle DES frontières. On a raison de distinguer entre l'attitude de la Tunisie et l'attitude du Maroc. Elles n'ont pas jusqu'à présent de commune mesure. Mais la situation intérieure du Maroc se dégrade. La sagesse actuelle du Maroc peut ne pas durer et la conférence de Tanger est un solide avertissement : serait fou qui ne prévoirait pas cette éventualité, dût notre effort militaire s'en trouver plus lourd.

Certes, aucun contrôle n'aura d'efficacité si d'abord, nous ne sommes pas à même d'empêcher militairement les passages. Un contrôle international n'en revêt pas moins un intérêt majeur et notre diplomatie doit tout mettre en œuvre pour l'obtenir. Un contrôle de cette nature n'avait-il pas été réclamé par notre Comité National sous l'impulsion de Maurice Schumann ? Que ne nous a-t-on entendus ! Mais il n'est quand même pas trop tard. Tant que la Tunisie poursuivra une politique d'intervention, des incidents surviendront. M. Bourguiba, trop docilement suivi par l'opinion internationale, peut en faire des Sakiet. Une instance de constatation et d'appel est donc nécessaire.

Afin d'y parvenir, faisons-nous insistants pour convaincre le monde libre. Et nous trouverons les moyens diplomatiques. Nous sommes profondément attachés à l'Alliance Atlantique, mais l'opinion de ses membres doit savoir que notre isolement lui porte un coup. Je n'insisterai pas, risquant d'empiéter sur le rapport de Georges Aguesse qui, lui, s'étendra longuement sur tous ces points. L'affaire algérienne est déjà un handicap pour notre diplomatie : je le sais. Pourtant, si sur le plan intérieur de l'Algérie la situation est au moins, pendant la plus grande partie de l'année, restée stagnante, en même temps que sur le plan militaire s'est opéré un virage de la guerre qui rend celle-ci plus dure, sur le plan international, nous l'avons vu, notre position s'est dégradée. De tous les sujets d'inquiétude que nous avons rencontrés, celui-ci est le plus grave.

Mais de tous les moyens sans lesquels aucune solution de l'affaire algérienne ne se dessinera quelle qu'elle soit, sinon la dérive vers un abandon, le plus nécessaire est un sursaut national. La dégradation de l'État, nous la retrouvons à tous les tournants de la guerre d'Algérie. Les erreurs d'un passé récent, les risques de l'avenir en sont l'œuvre.  Restauration du pouvoir, tels sont les mots-clés de toute solution algérienne. Sans cette restauration nous demeurerons figés entre le double abîme de solutions inacceptables ou d'une durée aux conséquences tragiques.

Sur toutes les dimensions de notre conscience

Oui, ils se situent bien sur toutes les dimensions de notre conscience, les problèmes que je viens de traiter devant vous. À ces situations souvent graves, parfois dramatiques, j'ai tenté de vous proposer des solutions concrètes. Il vous appartient d'en discuter. Je voudrais seulement, pour conclure, vous rappeler toute l'étendue de la menace qui pèse sur nous, et qui met en cause jusqu'à notre qualité d'hommes. Je voudrais surtout vous rappeler la tragique urgence d'agir. Je vous ai parfois parlé du pire. « Le pire n'est pas toujours sûr. » Il dépend de nous qu'il ne le soit pas. Cela dépend de vous, de moi, de nous tous. Cela dépend surtout des plus jeunes d'entre nous. Ne vous tente-t-elle pas cette tâche urgente de sauver notre civilisation ? Le combat auquel nous vous appelons est-il indigne de votre force ? Car derrière l'appareil d'une Communauté franco-africaine à bâtir, derrière l'appareil des lois-cadres à parfaire, derrière les structures à donner à une démocratie malgache, ce que nous vous proposons, c'est le sens de votre destin. Le pire n'est pas toujours sûr, encore une fois. Il n'est de drame qui ne se surmonte. Tout ce que nous souffrons n'est que le revers d'une très grande chose en travail. Ces âmes de continents divers, ces traditions différentes, mais tout à coup rapprochées se heurtent : il en résulte un déséquilibre où certes le pire peut s'insinuer, mais dont par notre effort le meilleur peut naître : une humanité plus riche, plus riche de l'immense joie africaine, plus riche de la transcendance spirituelle de l'Islam, plus riche de notre universalisme chrétien. Mais il faut d'abord sauver l'Homme. Mise en défense contre un péril, certes, mais pour que se lève sur votre génération une nouvelle espérance, pour que les hommes qui seront demain une humanité plus large. Cela dépend de nous qui pouvons apporter à ce monde en dérive le surcroît d'âme sans lequel il roulera vers sa perte.