L’analphabétisme féminin, drame de l'Afrique

La Croix 11/7/1965

On s'arrête toujours aux causes économiques du sous-développement et, partant on ne lui cherche d'autre remède que l'enrichissement. Que celui-ci soit nécessaire est évident, mais il ne sera efficace, et peut-être même possible, qu'au prix de certains progrès moraux et psychologiques. Plus, de par ma profession je vis, si je puis dire, ce sous-développement économique, plus m'apparaît que la pire structure de refus à quoi il se heurte est un déséquilibre de situation entre l'homme et la femme. Elle prend racine dans l'inexistence du vrai couple dans des sociétés où le monde des hommes et le monde des femmes sont étrangers l'un à l'autre. Un libre récent – remarquable bien qu'il appelle des réserves – Mère Méditerranée de M. Dominique Fernandez, a l'intérêt de montrer le rôle de frein au développement joué par cette inégalité des sexes dans une région arriérée d'Europe, le sud italien. Il n'est de progrès pour l'Homme que là où il est vraiment, comme le lui assigne la Genèse, homme et femme.

Malheureusement, ni dans les masses musulmanes, ni, contrairement à certaines apparences, en Afrique Noire francophone ne se comble le fossé qui sépare le monde masculin du monde féminin. Le Rapport de la Conférence des Ministres de l’Éducation, tenue récemment à Bamako, en apporte un douloureux témoignage. Que dit-il, en effet ? La proportion des filles scolarisées n'est que de 33% par rapport aux garçons, mais aussi, fait plus grave, 67% des filles abandonnent le primaire en cours de route. Or, en pareil cas, elles retournent très vite au total analphabétisme. Ce phénomène, nous l'avons bien connu en France. J'entends encore cette paysanne de mon enfance me confiant : « Nos maris, ils savent encore lire à cause du journal ; nous, nous avons complètement oublié. » Mais en Afrique le problème est plus grave : le livre n'y est pas seulement savoir ; il est accès à une autre forme de civilisation. Aussi le retour à l'analphabétisme replonge-t-il la femme dans un ensemble traditionnel dont l'homme, par une scolarisation plus complète, est au moins partiellement sorti. La divergence entre le monde masculin et le monde féminin s'accentue. Parfois même cette rupture revêt une forme religieuse : ainsi, au Dahomey, l'homme prend au moins une teinture chrétienne tandis que la femme entretient l'animisme.

Ce divorce des âmes retentit, avec de lourdes conséquences, sur l'éducation de l'enfant. L'enfant africain reste beaucoup plus physiquement lié à sa mère que l'européen à la sienne. Partout elle le porte contre son dos. Il tressaille de chaque mouvement de sa marche ou de son travail. Il reste comme dans un prolongement des eaux maternelles. Quand il commence de marcher, tard généralement, il demeure dans l'univers des femmes. Telle est la source sans doute de la délicate tendresse des cœurs africains. Puis approche l'adolescence, et c'est le brusque passage à la fois de ce  monde quiet et doux aux violences du monde viril, des traditions rassurantes aux inquiétudes de l'occidentalisé, de l'analogisme à la raison discursive.

Et dans l'âme du jeune africain quelque chose se brise. Hier, à ma table, cet étudiant si agressif ; le sourire supérieur dont il soulignait un trouble intérieur qu'il croyait grâce à lui masquer. Je sentais en cet étudiant, très intime, un désaccord avec lui-même, traduit vis-à-vis de moi en une sorte d'aigreur (et qui dans son travail explique des difficultés en contradiction avec son intelligence et son labeur). Mais de ce désaccord avec lui-même je voyais aussi la source : ces formations successives, dans des mondes non seulement différents mais divergents. Un tel mal, seule une véritable éducation des femmes africaines, par elles accordées enfin à la société des hommes, la pourra guérir.