IV

Anne est préoccupée. Elle ne peut s'endormir. Depuis deux heures elle se retourne dans son lit.

Joachim, lui, repose. Parfois il émet un grognement, quand Anne presque malgré elle le pousse un peu, espérant qu'il se réveillera. Il s'agite une minute, puis retombe dans un lourd sommeil.

À la fin Anne n'y tient plus. Elle le secoue :

« Tu dors . ? »

Elle le sait bien qu'il dort. Mais elle éprouve un léger remords et essaie de se cacher à elle-même qu'elle a réveillé son mari.

- « Mais oui, je dors »

Et Joachim, se retournant, cache sa tête sous la couverture.

- « C'est que vois-tu, je suis préoccupée par Marie »

- « Par Marie ? Elle va très bien. Elle est gaie comme un petit moineau ».

- « Justement ! … Ah ! les hommes ne comprennent jamais ! Bien sûr elle est toujours gaie. Elle sait bien ses psaumes. Mais je n'ai jamais l'impression chez elle du moindre effort. Elle agit comme si tout était toujours naturel.

- « Certains jours, au contraire, j'éprouve de la frayeur. Je suis une pauvre femme, je le sais bien. Vous autres, les hommes, qui  étudiez les Écritures, vous ne connaissez pas ces frayeurs. Le monde vous est tout expliqué. Nous, nous sentons trop de forces qui rôdent, qui s'affirment et se dérobent. Le monde est un livre, lui aussi, et lui aussi nous ne savons pas le lire. Je ne sais pas lire dans les yeux de Marie. Ils sont trop clairs et trop profonds : un puits dont les eaux ne sont plus que reflet du ciel. Quand Marie me regarde, tous les chérubins de feu brûlent mon âme. Parfois encore, - ah ! Je ne sais comment te dire – mon âme est une mer où la barque du Seigneur nagerait. »

-« Anne, tu me fais peur. Pourquoi rêver de telles choses. Marie est sage. Elle joue comme tous les enfants. Voici quelques minutes, tu lui reprochais d'être trop insouciante. À présent, tu crois voir l'Éternel dans ses yeux. Laisse ces choses... vivons sagement comme de pauvres gens que nous sommes... Aimer Dieu, aider notre prochain. Ne pas nous mêler aux ragots du voisinage... Dors plutôt, la journée de demain est longue. N'oublie pas que dans une semaine nous montons à Jérusalem.

- « Joachim, emmènerons-nous Marie ? »

- « Mère, elle est trop petite »

- « Elle marche bien »

- « Ce n'est pas la question... A son âge, jamais nous n'y amenions ses sœurs. Tu n'auras qu'à la confier à ta cousine Rachel. Nous ne serons certainement pas absents plus de huit jours ».

-« Écoute, Joachim, j'aimerais mieux l'emmener. J'ai peur de la laisser, je t'assure. Je sens quelque chose de mystérieux en elle, comme si elle s'emplissait de silence. Tu as raison : elle est une petite fille comme toutes les autres... Elle est même plus enfantine que ne l'étaient ses sœurs au même âge. Pourtant... Vois-tu, j'aime mieux l'emmener. Elle marche bien. Elle est courageuse. Je ne crains pas la fatigue pour elle. Tandis que... Ah ! Je ne sais pas comment te dire cela... J'avais une cousine, quand j'étais enfant, la petite Lia. Elle est morte à douze ans. Je t'en ai souvent parlé, et je te l'ai dit que son charme était étrange. On la sentait pour toujours un enfant. On la devinait promise à la mort. Sa limpidité était si intense, si flagrante, qu'elle ne pouvait rester sur notre terre. J'ai toujours su, je crois, qu'elle mourrait jeune. Eh bien, Marie me fait penser à Lia. J'ai peur. C'est la même source, le même silence, la même innocence inaltérable. Elle est en dehors du mal, on le sent. Elle est d'avant le mal. J'ai peur. »

- « Tu es sotte, ma femme. Je te défends de parler ainsi... nous emmènerons Marie avec nous à Jérusalem. »