Chapitre IX

Avec quelle impatience Durtal se dirige vers le palais du Gouverneur ! À force d'y penser, à l'affaire Silas, elle est devenue à ses yeux la plus importante à résoudre pour le colonie, peut-être même pour la République. Aussi est-il surpris de n'être pas immédiatement reçu. Au contraire, il doit attendre assez longtemps.

En feuilletant des revues du salon, il sent croître sa nervosité. Pour la dixième fois il se reproduit à lui-même le scénario qu'il a préparé pour convaincre le Gouverneur, quand enfin la porte s'ouvre.

« - Alors, Monsieur Durtal, dit d'entrée le Gouverneur, c'est de cette affaire Silas que vous venez me parler ? Je me demande pourquoi vous avez laissé traîner cette histoire. Maintenant tout le monde en parle dans la colonie. Nos possibilités d'agir sont réduites d'autant.

- Je me permets de vous assurer, Monsieur le Gouverneur, qu'elles sont entières. J'ai gardé ce dossier pour connaître le fond des choses.

- Connaît-on jamais le fond des choses à la colonie...

- Cette fois-ci, oui. Je sais qui menait ce trafic d'armes derrière Silas.

- Ah ! Eh bien, qui cela ? »

Le Gouverneur a posé la question distraitement, tout en allumant une cigarette sans en offrir à Durtal.

- « Le fils Durand-Fouques.

- C'est bien possible. À vrai dire je m'en doutais, et c'est pour cela que je vous l'ai adressé. Mais à quoi bon le savoir ? Nous ne parviendrons pas à le coincer. Nous ne trouverons aucune preuve contre lui.

- Je crois... »

Sans paraître remarquer que Durtal veut l'interrompre, le Gouverneur poursuit : « - Pourtant, cela m'arrangerait d'avoir quelque chose contre lui. Je pourrais me débarrasser de son opposition au développement du port. Je voudrais tant que ce projet aboutisse. C'est la vie de la colonie qui en dépend. Elle étouffe faute d'un port suffisant.

« Vous ne pouvez savoir, Monsieur Durtal, ce qu'on souffre d'être entravé sans cesse par des intérêts particuliers quand on ne pense qu'à l'intérêt général : intérêts de colons, intérêts des politicards indigènes, intérêts des commerçants arméniens ou simplement métis. Tout cela se ligue, tout cela grouille, tout cela se combat, mais tout cela empêche la vie de la colonie.

« Certains jours, volontiers, je lâcherais tout. Et pourtant, ce pays je me suis juré de le faire vivre, malgré lui, malgré ses habitants, malgré ses blancs, malgré ses noirs. »

Jamais Durtal n'a entendu le Gouverneur se livrer ainsi. D'habitude celui-ci est froid, très poli, mais d'une politesse qui au lieu de réduire les distances les accentue. Durtal sent que cet homme autour de lui, il pourrait l'aimer.

Le Gouverneur poursuit, se parlant plus à lui-même qu'il ne s'adresse à Durtal :

« - Si vous saviez quelle est cette lutte ! J'ai parfois l'air dur, ou sinueux. Mais c'est difficile à gouverner, les hommes. Ils mettent un tel acharnement à préférer ce qui leur nuit. Ici notre culture mal présentée, mal comprise, mal digérée n'a engendré que l'anarchie intellectuelle. J'ai l'impression de lutter contre une immense irresponsabilité.

« Et puis ce sont ces trusts. Dans la Métropole, je riais quand on me parlait de leur action, de leur pouvoir destructeur. Ici j'ai appris à les connaître. Et puis j'ai appris qu'on n'arrive jamais à les coincer. Nous ne coincerons jamais votre Durand-Fouques.

- J'ai ceci. » dit presque bas Durtal en tendant au Gouverneur le papier que lui a remis Silas.

« - Ah ! Cela c'est bien ! s'écrie le Gouverneur après avoir lu. Je retire tout ce que j'ai dit. Vous n'avez pas perdu votre temps, Monsieur Durtal. Oui, vraiment je vous remercie. Non seulement avec ce papier je me débarrasserai de l'opposition de Durand-Fouques à mes projets, mais j'obtiendrai de lui qu'il les appuie...

- Mais, Monsieur le Gouverneur, vous n'allez donc pas le faire arrêter ?

- Sûrement non. J'ai mieux à faire.

Durtal se demande si le Gouverneur plaisante.

«  - Je ne comprends pas, Monsieur le Gouverneur.

- C'est pourtant très simple. Par crainte d'être arrêté, ou tout au moins d'avoir de graves ennuis, Durand-Fouques lâchera du lest. On peut s'entendre avec lui au sujet du port.

- Mais le plus simple, puisqu'on a des preuves est encore de l'arrêter. Ainsi vous l'éliminerez complètement et définitivement.

- Définitivement, vous gardez des illusions, mon cher Durtal. Il en faudrait plus pour éliminer définitivement un Durand-Fouques. Surtout, si j'emprisonne celui-là, tous les autres subsisteront, tous ses acolytes. Il n'est pas seul à combattre l'extension du port. Au contraire, en gardant ce papier comme une menace, je peux l'obliger à prendre la tête d'un mouvement en faveur du port. Il entraînera les autres.

- Mais Silas, dans tout cela ?

- Silas, tant pis pour lui. Étant donné que l'affaire s'est ébruitée, je suis obligé de trouver un responsable. N'exagérons rien. Il n'avait qu'à ne pas s'en mêler, et il ne vaut pas cher.

- Monsieur le Gouverneur, c'est profondément injuste.

- Où est la justice ?

- Mais enfin...

- Mon cher Durtal, ce n'est vraiment pas la peine d'avoir pour collaborateur un vieux laïc comme vous, pour rencontrer autant de difficultés qu'avec les curés. Vous me faites penser au Père Aupois. L'autre jour, dans une affaire assez semblable pour laquelle il était venu me trouver, j'ai invoqué la raison d'État. Vous savez ce qu'il m'a répondu ? - Je n'ai pas le droit d'oublier que c'est au nom de la raison d'État qu'on a crucifié le Christ.

- Je ne peux accepter ce que vous proposez là, Monsieur le Gouverneur.

- Vous n'avez rien à accepter. Vous transmettrez le dossier parce que je vous l'ordonne. D'autre part vous n'aurez plus à vous mêler de cette affaire. Vous êtes visiblement à bout de nerfs. Vous allez prendre votre congé et comme j'ai besoin de quelqu'un d'absolument sûr pour porter à Paris divers papiers et pour y effectuer certaines démarches que je vous expliquerai, vous prendrez l'avion dans les quarante-huit heures. Comme cela vous n'aurez plus à vous occuper de cette affaire, et vous vous reposerez tout de suite, ce dont vous avez le plus grand besoin. Dans six mois vous nous reviendrez frais et dispos, car je n'ai aucune envie de vous lâcher. Dès aujourd'hui j'écris au Ministre pour qu'on ne vous envoie pas ailleurs. Des collaborateurs de votre qualité et qui connaissent bien la Colonie sont trop rares...

- Dans ces conditions...

- Allons, Durtal, ne faites pas cette tête-là. Vous reviendrez demain matin à la même heure, afin que je vous donne mes instructions pour Paris. En attendant vous transmettrez vos dossiers à Didelot. C'est lui qui fera votre intérim. Je vais l'en aviser immédiatement. Bien entendu je garde le papier de Durand-Fouques. C'est un coup de maître de l'avoir coincé. »

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Quelle délivrance ! Tel est le sentiment de Durtal tandis qu'il repasse chez lui annoncer à Marie le départ. Non de la joie, mais cette impression qu'on éprouve quand on parvient à s'endormir après une longue insomnie.

« - Marie, nous rentrons dans deux jours à Paris ! » crie-t-il à peine dans la maison.

- Que me dis-tu là ?

- Oui, le Gouverneur vient de m'avertir. Il m'envoie en mission pour anticiper mon congé.

- Ah ! c'est bien cela ! Il t'expédie. Te voilà en disgrâce. Et tout cela, bien entendu, à cause de tes négresses. Que je suis malheureuse. (elle prononce «  Malheureu-eu-eu-se »)

- Mais non, ma Chérie, c'est absolument faux.

- Quoi, tu ne vas pas me dire que tu ne couches pas avec des négresses ? Va, je n'ai pas encore pu te le crier, combien tu me dégouttes. Alors, tu joues les vertus, tu vas voir les curés. Tout cela, pour ensuite me tromper. Me tromper ? Même pas. Si encore tu en aimais une autre. Mais non, tu te roules dans la boue. Tout cela à une femme comme moi, après tout ce que je t'ai donné ! »

Ces expressions de roman, ces relents de mauvaise littérature exaspèrent Durtal. Ils lui enlèvent tout remords. Il se sent envie de crier, lui aussi. Marie ne lui en laisse pas le temps.

« - Et avec ces ordures, tu gâches ta situation. Ne me parle pas, tu m'écœures. M'avoir fait cela, à moi. Avoir gâché un tel amour... C'était si beau, ce que je te donnais ! »

Durtal sent que s'il riposte tout est irrémédiablement perdu. Mieux vaut fuir, repasser par son bureau. Dans une heure il pourra peut-être s'expliquer.

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Son bureau ! Pour la première fois depuis longtemps il y pénètre sans être en proie à l'affaire Silas. Transmettre son dossier sera son premier travail. Calmement il en prépare le bordereau d'envoi, si calmement qu'il se sent comme étranger à lui-même. Cette affaire Silas s'est détachée de lui. Il la regarde maintenant avec l'indifférence d'un spectateur.

Le bougainvillier sur la fenêtre brille plus intense que jamais, clamant sa pourpre sombre contre la pourpre clair d'un flamboyant. On entend un pas dans la rue. Tout est merveilleusement calme dans ce matin tropical. Rien n'en altère la paix, ni le jeu des rats palmistes, ni les ébats d'un singe à la corniche d'un toit. Durtal, comme un petit fonctionnaire, soigne son écriture. Il s'amuse à mouler en ronde le titre du dossier.

Silas... Oui, Silas est à nouveau dans la pièce, surgi, comme toujours, sans qu'on l'ai entendu. Il semble encore plus rétréci, dégonflé que la dernière fois. Son teint est cendreux, plus gris que brun. Sur son cou, la tête d'un furoncle attire le regard de Durtal. Il ne peut l'en détourner.

« - Alors, Monsieur Durtal, c'est fait, vous me laissez...

- Oui, je pars, Silas. D'autres suivront votre affaire.

- Je le sais. Le Gouverneur vous envoie en mission et ensuite vous prendrez votre congé. Je ne redoutais rien tant que cela.

- Mais Silas, que suis-je ? Je ne pouvais faire de miracles. Ayez confiance dans la justice... »

Comme elle sonne faux, cette phrase ! Durtal le sent bien. Ah ! pourquoi ce maudit métis est-il venu ? Pourquoi trouble-t-il sa paix ?

Silas  a un geste vague :

« - La justice... je suis un homme fini. Je sais ce qui m'attend. J'avais un espoir, tant que vous étiez là. Vous représentiez pour moi l'honnêteté, la droiture. Je comptais sur vous. Puisque vous me laissez, puisque vous m'abandonnez, c'est fini.

Une rage prend Durtal. Il n'est quand même pas marié à ce Silas. Depuis quand une bonne action donne-t-elle à son bénéficiaire des droits sur vous ?

« - Mais Silas, je ne vous laisse pas, je ne vous abandonne pas. Je prends seulement mon congé comme il est normal.

- Oui, Monsieur Durtal, c'est normal. Mais j'espérais quand même autre chose. »

Le métis a déjà disparu.

« Laisser, abandonner » ces mots résonnent en Durtal. Pourtant il ne peut pas ne pas obéir au Gouverneur. Pourquoi son départ a-t-il soudain ce goût de désertion ?

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Au moment où l'avion s'envole, Durtal regarde par la fenêtre. Là-bas, contre le poste de douane, c'est Silas, et qui le regarde.