Chapitre II

 

Le premier jour... Durtal s'en souvient avec une précision absolue. Non... plutôt, debout contre le mur, il le revit. Pas une inflexion de voix qui se soit perdue.

Il est là, sur la terrasse du vieux Durand-Fouques... oui, c'est ce soir-là que tout à commencé. Comme chaque jour, ils s'y sont rassemblés, au sortir du travail. Ces rencontres chez le vieux Durand-Fouques sont plus amicales que le Cercle. On y est entre soi, une dizaine, toujours les mêmes.

La brusque nuit tropicale est venue, si pénible de tomber toujours à la même heure. Durtal regrette les longs crépuscules de la Métropole, les translucides fins de jour. Ces soirées toujours obscures le dépriment. Et pourtant, qu'elle est belle, cette nuit ! Un quartier de lune presque horizontal brille dans le ciel sans en altérer la cristalline noirceur. Seule la barre phosphorescente éclaire la plage où les pêcheurs hissent à l'abri des cocotiers leurs souples barques de bois cousu. Une nuit si pure, si visiblement sans maléfice que les indigènes contre leur coutume traînent encore dans les rues. Leur pagne blanc accroche une lueur dans l'ombre, à quoi répond l'éclat de leurs dents.

Apaisé par le silence ambiant, rafraîchi par les énormes ventilateurs, Durtal se laisse absorber par la beauté de la nuit. Il n'écoute que d'une oreille distraite les éternels cancans de la Colonie. Une fois de plus on critique le Gouverneur, entre deux considérations sur le prix des arachides et la législation du territoire britannique voisin : celui-là même dont on aperçoit le phare vert, là-bas, de l'autre côté du fleuve.

Le vieux Durand-Fouques interrompt cette rêverie :

- Je vous présente mon fils Armand. Il est arrivé ce matin.

Armand Durand-Fouques vient d'entrer sur la terrasse : un petit homme courtaud, avec une poitrine en bréchet de volaille, et le nez englué entre d'énormes joues. Des lunettes foncées, à monture américaine, cachent son regard. Voilà ce qu'est devenu l'adolescent glorieux de vivre dont Durtal voit depuis plusieurs années la photographie sur la table du vieux Durand-Fouques. Durtal se rappelle cette phrase qu'on lui a dite un jour : « À vingt ans, on n'est pas responsable de son visage. On a celui que vous ont donné vos parents. À quarante ans, on se l'est forgé soi-même. » Quelles bassesses avaient ainsi détruit l'adolescent de la photographie ? Durtal en éprouve une immense pitié. Sans doute est-ce l'énervement de cette période de pluie : pour un peu, il pleurerait sur l'adolescent disparu.

La conversation, un moment interrompue, s'est refermée autour d'eux comme une eau qu'a percée un caillou. Elle se tisse des mille ragots habituels. De temps à autre on pose une question au jeune Durand-Fouques. Il habite en territoire britannique et va souvent à Paris où il possède un appartement. On compte sur lui pour un lot frais de potins.

Surtout que là-bas, dans la colonie anglaise, un événement s'est produit. Un fonctionnaire de district a été assassiné dans des conditions assez mystérieuses. Les indigènes aimaient cet homme et on ne lui connaissait pas d'ennemis parmi les colons. Certains parlent d'un crime rituel, et tous éprouvent un léger malaise en pensant à cette vie sourde, latente, sous le vernis d'une colonisation de deux siècles.

- Crime rituel, ou pas crime rituel, on aura vite fait de savoir à quoi s'en tenir ; - c'est Armand Fouques qui parle – on a arrêté quatre suspects. L'un d'eux est très probablement le coupable. On saura bientôt à quoi s'en tenir.

- S'il s'agit d'un crime rituel, les indigènes ne parlent pas si facilement, répond une voix dans l'ombre.

- J'espère qu'on saura les faire parler, reprend, avec un peu de nervosité, Armand Durand-Fouques. Moi je m'en chargerais bien. Quelques coups de nerf de bœuf bien appliqués, quelques bonnes petites stations debout sans manger ni boire, cela suffira pour délier les langues. On n'a qu'à savoir manier la chicote...

Un jeune officier, Germain d'Orrac, interrompt :

- Évidemment, mais je n'aime pas beaucoup ces procédés. Je sais bien qu'ils sont nécessaires. Pourtant je préfère ignorer qu'on en use.

Durtal éprouve de la sympathie pour Germain d'Orrac. Aussi se sent-il plus blessé de sa connivence voilée que des propos d'Armand Durand-Fouques. Pourtant, depuis son début, cette conversation résonne bizarrement en lui. Elle l'a sorti de sa rêverie vague. Il l'écoute comme s'il s'agissait de lui-même ; comme si là, sous le péristyle du vieux Durand-Fouques, on statuait en ce moment sur son sort.

- Vous êtes bien délicat, Monsieur d'Orrac – encore Armand Durand-Fouques – mais vous savez, on ne fait pas de la bonne police avec des enfants de chœur.

Toujours les enfants de chœur, pense Durtal. Pourquoi en politique les sentiments nobles et les beaux gestes sont-ils attribués aux enfants de chœur ? Les enfants de chœur ! Ce mot éveille en lui de vieilles nostalgies. Dans son enfance, il aurait bien voulu être catholique pour devenir enfant de chœur. Il l'avait dit à son père : on l'avait bien reçu ! Est-ce pourquoi il se sent toujours du parti des enfants de chœur.

- Oui, poursuit Armand Durand-Fouques, on ne fait pas de la bonne police avec des enfants de chœur. D'ailleurs c'est comme cela dans tous les pays du monde. Le passage à tabac n'est pas le privilège des colonies ou des métropoles, il n'est pas le privilège d'une latitude ou d'une autre. Trouvez-moi un autre moyen de savoir la vérité avec tous ces lascars ? Et puis, c'est la seule chose qu'il craignent.

- Peut-être, répond Germain d'Orrac. Mais il ne faut quand même pas que cela dépasse certaines limites.

- Je sais, riposte Durand-Fouques. Vous allez me parler du type à qui on a enfoncé un manche à balai dans le derrière parce qu'il avait volé un lapin ; ou de cet autre type que, dans un commissariat, on a assis sur un poêle chauffé au rouge. Cela c'est idiot, ne fut-ce qu'à cause des traces. Il y a toujours des imbéciles. Malgré tout, croyez-moi, le système est bon.

- Moi, je suis comme Orrac, reprend Ballut, un des fonctionnaires du Gouvernement. J'aime mieux ne pas en savoir trop long. Mais, évidemment, c'est nécessaire, à condition qu'on ne fasse qu'abattre la volonté.

De nouveau, la vois grave de Germain d'Orrac :

- Oh ! vous savez, un peu plus, un peu moins. Je ne vois pas ce qu'il y a de plus difficile à supporter, avoir les fesses un peu grillées ou demeurer pendant vingt-quatre heures immobile contre un mur.

Aucun ne proteste vraiment. Durtal en éprouve un malaise physique, une envie de vomir. Aucun ne pense au désespoir des hommes ainsi torturés. Comment savent-ils qu'après douze ou quinze heures debout, même sans ces sévices qu'Armand Durand-Fouques trouve non tant criminels qu'idiots, des malheureux n'avouent pas n'importe quoi ?

Durtal n'en peut plus. Ils les quitte brusquement, sans même leur dire adieu. Le monde lui paraît un immense camp de concentration où on souffre sans savoir pourquoi, où on fait souffrir sans savoir non plus pourquoi. Il est comme submergé par l'agonie de tous les torturés du monde.

Mieux valait partir sans faire d'éclat. Pour un peu, il aurait étranglé Armand Durand-Fouques. Mais savoir dans le monde entier cette souffrance. En ce moment certainement des centaines de malheureux sont ainsi torturés. Et ceci depuis toujours. Et ceci peut-être pour toujours. Et que les meilleurs, pour la sûreté du système social, ferment les yeux.

Durtal, à la joie de son boy, appuie à toute force sur l'accélérateur.