Chapitre XI

La maison de son enfance, la chambre, celle qu'habitaient ses parents quand il était petit, se recomposent autour de Durtal. Marie est là, assise en face de lui. Elle sourit d'un brave sourire de petite fille malheureuse. Par la fenêtre grande ouverte entrent, avec un rayon de soleil, des bruits familiers : la pompe grinçante du village, le hennissement d'un cheval, le crissement d'un pas sur le chemin.

Durtal essaie de parler : « -Tais-toi, mon chéri, lui dit Marie. Tu as eu un bon coup de palud, c'est fini. Repose-toi. » Elle lui tient la main. Il fait bon. On voudrait demeurer toujours ainsi. Que pour toujours la vie soit faite de quelques sons calmes et du brave sourire de Marie. On voudrait...

Durtal referme les yeux. Mais au fond de lui cette angoisse. C'est comme s'il était couché sur une pierre. Silas, Durand-Fouques : ces visages tournent dans sa mémoire.

« - Ne t'agite pas ! » C'est Marie qui parle. Il fait bon entendre sa voix. Il fait bon sentir sa main. Cela seul le défend contre l'angoisse.

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Voici quatre jours que Durtal est guéri. Il se sent encore un peu faible. Dès qu'il marche, il transpire et sa tête bourdonne.

Pour le moment il est assis sur la terrasse, devant la mer. Quelques nuages se reflètent en cernes violacés, moirent de taches sombres l'étendue vert pâle. Le temps est beau pourtant. Un vent vif rebrousse la cime des pins et gonfle d'une courbe pleine les voiles. Des voix d'enfants montent de la plage.

Marie passe et repasse. Elle met le couvert. Durtal ose à peine la regarder. Depuis qu'il est rétabli il se demande ce qu'il a pu dire dans son sommeil. Que Marie sait-elle au juste de son angoisse ?

« - Écoute, mon chéri, lui dit-elle soudain, je voudrais savoir... comprendre ce qu'est cette affaire Silas qui te trouble si fort. Dans ton délire tu ne parlais que du métis. À la Colonie, avant notre départ, j'ai bien remarqué que tu le rencontrais très souvent. J'ai bien vu que de graves ennuis te désaxaient. Ton brusque départ y est lié, j'en suis sûre. Aurais-tu des ennuis vraiment graves ?

- Non, je n'ai pas d'ennuis graves. J'ai failli en avoir, à propos de Silas. Tout s'est merveilleusement arrangé. Même j'ai rendu service au Gouverneur et il m'en sait gré. Mais je suis inquiet, c'est vrai. La police a arrêté Silas, à la suite d'une affaire de trafic d'armes. Elle l'a torturé, elle le torture. Je crois que j'aurais pu éviter ces sévices.

- Comment cela ?

- Silas n'est qu'un comparse. Le vrai coupable, c'est Armand Durand-Fouques. J'en ai eu la preuve matérielle, écrite : un billet de lui. Le Gouverneur s'en est emparé pour mettre Durand-Fouques dans son jeu. Il m'a expédié à Paris pour que je ne me mêle plus de cette histoire.

- Mais tu n'y es plus pour rien. Le métis n'a malgré tout que ce qu'il mérite. Pourquoi te tourmentes-tu ?

- Je me demande... Ah ! je ne sais plus. Cette affaire me poursuit. Je cherche un moyen de coincer encore Durand-Fouques.

- Ne t'en mêle donc pas, mon chéri, tu ne sauveras pas le métis et tu n'en tireras que des soucis. »

C'est vrai... C'est vrai... Et pourtant...

- Écoute, Marie, je voudrais rentrer à Paris. Ici je me ronge. À Paris je pourrai faire quelque chose : voir le Ministre, par exemple, ou tout au moins Lherminet, son Directeur de Cabinet.

- Mais pas tout de suite, je pense.

- Pourquoi pas tout de suite ?

Discuter précise la résolution de Durtal. Comme il voudrait être à Paris, agir, voir le Ministre, voir n'importe qui, mais que cesse son atroce anxiété.

- Mais tu ne peux pas sortir tout de suite, mon pauvre chéri. Tu n'es absolument pas en état. Cette crise de palud a été plus grave que tu ne crois. On a craint une bilieuse. Il faut d'abord te remettre. Tu n'es même pas capable de discuter sérieusement en ce moment. Vois, tu trembles à nouveau, comme si la fièvre te reprenait. Je regrette bien de t'avoir fait parler de tout cela.

- Mais, Marie, pense, si le métis allait mourir dans sa prison ?

- Pourquoi veux-tu qu'il meure ?

- Le Père Aupois m'a écrit que Silas était très mal.

- Tu ne m'avais pas parlé de cette lettre. »

Marie a repris cette expression fermée qu'elle a toujours quand elle parle du Père. Durtal s'excuse :

« - C'est le jour où je suis tombé malade que je l'ai reçue. Je n'ai pas eu le temps de la montrer.

- Mais que dit-il ce curé de malheur ?

- Oh ! rien. Simplement que Silas est en prison, qu'on le bat et qu'on l'a enchaîné.

- Qu'en sait-il ? On parle tant à la Colonie !

- Mais il est aumônier de la prison.

- Écoute. Cela ne sert à rien de te mettre en pareil état. Quand tu seras mieux, nous irons à Paris. À ce moment-là tu verras ce que tu pourras faire ; pour le moment tu n'es bon qu'à te reposer. »

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Trois semaines encore, trois semaines coupées d'accès de fièvre. Trois semaines où chaque matin Durtal s'est dit qu'il partirait le jour même à Paris, puis est resté, accablé par le sentiment de son impuissance. Et puis sans cesse le regard de Marie posé sur lui. Une tendre inquisition l'entoure, le lie. Jamais ils n'ont reparlé de Silas, mais Durtal sent bien que Marie pense sans cesse aux confidences qu'il a laissé échapper. Il sait aussi qu'elle ne comprend pas son angoisse. Elle s'en émeut seulement.

Il n'éprouve de repos qu'en marchant au long de la mer. Ces soirs gris surtout, ces soirs désespérés où roulent les nuages. Plages sales des marées basses, avec des lignes de varech où grouillent les poux de mer et les rochers bruns découverts. Des mouettes tournent, criant de faim. Ces soir atroces, Durtal les aime. Ils lui apportent du fond de son enfance je ne sais quel accord avec une souffrance prédestinée.

Il rentre. Une lampe tempête brûle sur la table. C'est comme à la colonie et dans son angoisse Durtal se demande si le métis ne vas pas apparaître.

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Un jour il est parti. C'est absurde. Au mois d'août plus personne n'est à Paris. Durtal le sait bien, pourtant, que ce mois-là on ne peut agir.

Paris les accueille avec un précoce visage d'automne. Déjà sont roux les marronniers. Déjà leurs feuilles grincent sur l'asphalte à chaque coup de vent. Un Paris complètement insolite, peuplé d'étudiants anglais, de scouts écossais en kilt, de jeunes filles à Baedeker. Un Paris entièrement vide, et pourtant ils ont eu bien du mal à trouver une chambre dans un petit hôtel près de la Rive gauche, près des quais, l'hôtel de Budapest : un vieil hôtel, tout en hauteur, avec un escalier comme une échelle de phare. Leur chambre est au septième. Elle domine un océan figé de toits, où flottent quelques coupoles, le Panthéon, le Val de Grâce, les Invalides, balises pour on ne sait quel vaisseau-fantôme.

Dès le premier matin, Durtal se rend au Ministère de la France d'Outre Mer, rue Oudinot. Neuf heures, au mois d'août ! Aucun planton. Avec son  mobilier disparate, ses bouddhas rutilants sur des consoles Jules-Grévy, son faux luxe dépenaillé, le Ministère évoque une maison close démodée. Durtal s'y rappelle – comme un remords – ses plaisirs pauvres d'étudiant. Dans le salon d'attente, les mégots de la veille, cernés de brun, s'entassent dans un cendrier. Fauteuils de velours rouge, murs tendus de reps rouge, la République s'est meublée comme une maquerelle de province.

Enfin un huissier, avec sa chaîne, mais la braguette déboutonnée : « - Je voudrais voir le Ministre » dit Durtal.

« - Le Ministre ? » Et le factionnaire regarde Durtal avec méfiance. « - Vous voulez voir le Ministre ?

- Mais oui, je voudrais voir Monsieur le Ministre, insiste Durtal.

- Il n'est pas là. Il est en vacances.

Sans même que Durtal ait pu ajouter un mot, l'huissier a déjà disparu.

À quoi bon rester au salon d'attente ? Durtal descend dans la cour, entre dans un des bâtiments. D'une fenêtre il aperçoit le cabinet du Ministre dont on fait le ménage : quelques beaux meubles de citronnier, mêlés à des fauteuils 1920, couverts de tapisserie vomi d'ivrogne ; d'autres fauteuils, modernes ceux-là, en cuir de crocodile ; tout un assemblage disparate, comme si à chaque crise ministérielle son occupant avait laissé dans ce cabinet un souvenir personnel. Aux fenêtres flottent dans les courants d'air des rideaux de guipure, ainsi en voyait-on chez nos grand'mères.

Sur une porte une carte de visite, épinglée avec une punaise : Pierre Germain, administrateur des Colonies. Sans frapper Durtal pousse la porte. Germain est là. Ils sont sortis de le même « promo » à « Colo ». Ils se serrent la main.

« - Alors, mon vieux, quel bon vent t'amène ? lui dit Germain.

- Vois-tu, je suis en vacances...

- Ah, tu as bien de la veine, l'interrompt Germain. Moi je suis seul ici. Cette cambuse est complètement vide. Tout me retombe sur le dos.

- J'aurais voulu voir le Ministre.

- Il n'est pas là.

- Oui, je le sais... Ou bien son Directeur de Cabinet.

- Lherminet ? Il n'est pas là non plus. Mais dis donc, tu fréquentes les grands de ce monde ! C'est pour ton avancement ?

- Non, une affaire personnelle... Quelque chose d'important.

- Alors, vois Lherminet plutôt que le Ministre. C'est lui qui décide tout ici. le Ministre rentre dans trois ou quatre jours. Mais cela ne servirait à rien de le voir. D'ailleurs il ne te recevra pas. Il est tellement empoisonné par les parlementaires ! Ils ne lui f... pas la paix une minute. Si tu veux un résultat, vois plutôt Lherminet.

- Mais quand rentre-t-il, ton Lherminet ?

- Dans quinze jours, je pense. Tu sais que maintenant il n'a plus qu'une idée en tête : l'Institut. Omer Lherminet, Membre de l'Institut, tu vois cela ! »

Germain s'étouffe de rire. Durtal sent que tous les potins de la maison vont dévaler sur lui s'il reste. Il se lève.

« - Tu t'en vas déjà ? D'ailleurs tu as raison de voir Lherminet. Il ne refusera rien à un vieux colonial comme toi. »

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L'escalier, avec son tapis rouge et vert, la bordure de cuivre à chaque marche, la chambre banale, pour étudiant, où on ne peut rien ranger... Les valises baillent dans un coin. Tout est hostile. Tout repousse. Durtal rentre accablé.

« - Alors ? » lui demande Marie dès qu'il a passé la porte.

- Alors... Je n'ai vu personne. Le Ministre n'était pas là. Lherminet ne revient que dans quinze jours. Je ne sais que faire.

- Nous n'avons qu'à retourner à Noirmoutier. Nous repartirons pour ici dans quinze jours.

Retourner à Noirmoutier ! C'est impossible, pense Durtal. Ce serait encore déserter. Ce serait abandonner Silas. Non, il faut rester. Lutter, il ne sait comment, mais lutter.

Il s'étend sur le lit, sans rien dire, la tête contre le mur.

« - Tu as de la fièvre ? » s'inquiète Marie.

Non, il n'a pas de fièvre, mais simplement cette affreuse angoisse. Ah ! s'il pouvait souffrir, lui ! Il lui semble qu'en endurant des tortures policières il accomplirait un acte de justice.

Ainsi ont commencé quinze jours d'une espèce d'agonie. Ils ne sont pas repartis pour Noirmoutier. Tout le jour, Durtal erre par les rues. Marie n'ose pas l'accompagner. Il la retrouve le soir. Comme elle paraît lasse. Par moments, Durtal s'émeut, se reproche de la torturer.

Presque tous les jours il retourne au Ministère. Il rencontre les uns et les autres. À tous il parle du métis. On l'écoute avec une indifférence polie. On lui dit d'attendre Lherminet.

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Un soir en rentrant il déclare à Marie :

« - Je n'y tiens plus, je vais écrire au Gouverneur.

- Mais que vas-tu lui dire ?

- Je n'en sais rien... qu'il faut relâcher Silas, qu'il faut arrêter Durand-Fouques ; que toute cette comédie ne peut plus durer.

- Tu crois que cela changera quelque chose ?

- Non ; mais je ne peux rester ainsi sans rien faire.

- Mais tu vas surtout briser ta carrière... »

Soudain, il hait Marie pour cette phrase. C'est cela ! Mettre en balance sa carrière ! Préférer sa carrière à la vie d'un homme !

Sans dire un mot il sort en claquant la porte. Il dévale l'escalier. Il part à travers les rues. C'est l'heure trouble où les réverbères luisent sans éclairer les rues. Il va droit devant lui. Les boutiquiers ont fermé leurs boîtes. Les quais sont déserts. Il pleut. Un vent froid plaque les feuilles mouillées sur les vêtements. Au coin du Pont des Arts, un clochard grelotte sous  ses loques.

Les fenêtres : toutes ces maisons avec leurs yeux aveugles et qui regardent quand même. Et puis le paysage paraît se disloquer. Par-dessus le Pont Neuf la place Dauphine se précipite vers le quai. L'immeuble atrocement neuf de la Samaritaine passe d'une rive à l'autre. Les peupliers s'agitent comme des squelettes... les squelettes d'une interminable danse macabre.

Durtal se réfugie sous une porte cochère. Peu à peu tout se calme autour de lui. La nuit est complètement venue. La pluie cesse. Durtal entre dans un petit café. Ce cadre malgré tout familier, avec le percolateur qui brille, le zinc, la patronne aux seins abondants, l'apaise. Il a froid. Il commande un grog.

« - Quel temps ! » dit la patronne.

« - Oui, il fait bien froid pour le mois d'Août, répond Durtal.

- Ah ! oui, on ne se croirait quand même pas au mois d'Août. On n'a pas eu d'été. »

La banalité même de ces propos détend Durtal. Il ne pense plus à rien. À l'envers de la glace, il déchiffre le nom du café : le Globe. Il joue avec la rondelle de citron de son grog. On est loin de tout, ici.

Entre un homme – un visage de mauvais garçon vieilli. Bouche épaisse, joues qui tombent, un nez busqué qui s'empâte, des yeux qui ne regardent pas. Une épave encore. Durtal croirait presque être assis en face de Silas.

« - Dites, patron, grasseye l'homme. Il est bon, le grog ?

- Vous en voulez un ? »

Durtal est heureux de commander ce grog. C'est un peu comme s'il donnait à boire à Silas.

« - Le fait est qu'il est bon, le grog. » L'homme l'a bu d'un trait.

« - Deux autres grogs ! demande Durtal.

- Sans vous commander, j'aimerais mieux un Pernod.

- Alors, deux pernods ! crie Durtal à la patronne.

- Et bien tassés ! ajoute l'homme.

L'alcool réchauffe l'âme de Durtal. Il se sent heureux. Son compagnon a sifflé le pernod d'un coup. Durtal boit le sien par petites gorgées rapides.

- Deux Pernods encore, commande l'homme.

Durtal ne proteste pas. Maintenant, tout est bon ici. Durtal se sent bon, immensément bon. Il est bon aussi, cet homme assis à sa table. Durtal sourit béatement.

Au mur, quelques affiches « PMU ». Elles rappellent à Durtal une histoire assez obscène. Il la raconte à son compagnon.

L'autre s'esclaffe. « - Elle est bien bonne ! » Et il en raconte une autre, d'une incroyable crudité, gestes à l'appui. « - Et puis, tiens, j'en sais une autre encore. Celle-là tu ne la connais sûrement pas. »

Ils se tutoient à présent, unis par une abominable connivence.

Sans qu'on lui ait commandé la patronne apporte encore un pernod. Ni l'un ni l'autre ne le refusent.

Durtal se sent de plus en plus léger, aérien. Il parle. Il raconte à l'homme des tas de choses. Il lui parle de la colonie.

« - Mais pourquoi m'appelles-tu Silas ? l'interrompt l'homme. Je m'appelle Leroux.

- Cela n'a pas d'importance ! lui répond Durtal.

- Elles sont belles, chez toi, les poules ? reprend l'homme.

- Je te crois ! » Et Durtal enchaîne une grande divagation sur les femmes noires.

« - Décidément, lui dit l'homme, tu as l'air d'un bon zigue, et qui la connaît. Tiens, là j'ai des photographies. Pour toi ce ne sera pas cher. »

L'homme passe à Durtal un paquet de photographies obscènes. Cela n'intéresse pas beaucoup Durtal. Il les met dans sa poche.

« - Tu sais, dit l'homme, tu m'as mis l'eau à la bouche. Si on allait au bordel ?

- Mais ça n'existe plus, les bordels.

- Allons donc ! ça n'existe plus pour les naïfs. Mais j'en connais un, un bath. Où on peut tout voir, tout : il y a des petits trous dans les portes. Et puis il y a des poules. Ce qu'elles sont bath. Il y a même une chinoise. Moi je n'aime pas beaucoup les chinoises, c'est trop petit. »

Durtal paie les consommations, et ils partent, bras dessus bras dessous. Ce n'est pas très loin. On monte un escalier assez miséreux. La salle, avec son faux luxe, les femmes, la chambre, avec son divan et ses glaces... Durtal ne se rappelle plus rien d'autre : simplement une cuvette qu'on a posé à côté de lui et dans laquelle il vomit.